L’Histoire de Pi, Yann Martel, Ang Lee

Pi, jeune indien affable et farfelu, a la chance de naître au zoo de Pondichéry, propriété de son père. Vivre au milieu d’animaux de toutes espèces n’a rien d’anodin, et Pi développe très vite une curiosité et une aptitude au relativisme assez exceptionnelles. Notre jeune héros s’enthousiasme  ainsi simultanément pour la religion bouddhiste, musulmane et catholique. Il mêle croyances et enseignements, rites et interdits dans un joyeux mélange de toute bonne foi : pourquoi croire à une seule religion à l’exclusion de toutes les autres ? La vie est douce dans la tiédeur du zoo, et Pi pourrait grandir ainsi, de découvertes en découvertes, et devenir un adulte fantasque, certes, mais confiant et équilibré. Il en ira tout autrement : à la suite d’incidents politiques dans le pays, le père de Pi choisit de s’exiler, embarquant sa famille et la plupart des membres du zoo sur un cargo japonais en direction du Canada. Hélas, le bateau fait naufrage et Pi est le seul humain à en réchapper… seul humain, oui, car au fond du canot de sauvetage est tapi Richard Parker, énorme tigre du Bengale, que Pi connaît déjà bien pour l’avoir vu gloutonner une chèvre avec la même facilité que lui-même avale un naan au fromage. Durant 227 jours, Pi devra oublier sa faim, sa soif, sa peur et tenter coûte que coûte d’apprivoiser l’animal, avant que celui-ci ne se décide à en faire son repas.

La sortie de l’Odyssée de Pi de Ang Lee était l’occasion de se plonger dans le roman du canadien Yann Martel, que l’on avait raté à sa sortie : sept millions de lecteurs, quarante-deux traductions, Man Booker Prize, autant de raisons de se pencher sur un succès aussi retentissant.

Certes, L’Histoire de Pi répond aux codes les plus fameux du roman d’aventure. L’épopée de ce jeune indien rappelle les meilleures heures des romans de Conrad ou de Stevenson. Ses techniques de survie raviraient les plus ardents survivalistes : système de filtrage de l’eau de mer, technique très élaborée de pêche à la ligne, gestion savante de l’énergie et du sommeil… Le lecteur savoure ces exemples d’ingéniosité, comme il a pu se réjouir en un autre temps de la débrouillardise de Robinson. L’ensemble n’a rien d’original, mais reste très convaincant.

C’est dans le traitement du rapport homme/animal que Yann Martel se singularise et impressionne. En effet, L’Histoire de Pi est avant tout le récit d’une expérience scientifique qui répondrait au questionnement suivant : comment survivre à un tigre dans l’environnement restreint d’un canot de sauvetage ? Le jeune homme comprend très vite qu’il doit apprivoiser le tigre et non le combattre : il s’agit d’ instaurer un rapport de domination qui ne repose pas sur la force. Le roman déploie alors de splendides pages qui valent autant pour leur érudition que pour leur beauté. Pi s’emploie à provoquer chez le tigre des réflexes pavloviens, à l’image du coup de sifflet, qui à force de conditionnement, donne immédiatement le mal de mer. Le dressage est difficile, parfois même cruel, mais le récit échappe en cela à la naïveté béate des récits animaliers : ici, pas d’anthropomorphisme ridicule, le tigre reste toujours un tigre. A cet égard, la fin du roman est emblématique : au moment des adieux, Richard Parker file sans un regard pour le jeune homme.

Le rapport entre l’homme et l’animal n’est jamais surchargé de connotations symboliques. Pi n’est pas Achab, Richard Parker n’est pas un cachalot, et cette histoire n’a rien d’un mythe: le jeune homme doit sauver sa peau, et c’est tout. Yann Martel ne propose pas une vérité sur le monde à travers le rapport homme/animal, mais développe plutôt les conséquences psychologiques d’une telle aventure. Pi interroge son propre rapport à Dieu, au monde, à l’animal, à l’animalité qui se trouve en lui. L’analyse est souvent brillante.

Contre toute attente, le récit ne devient fable qu’à la toute fin du roman : à travers le récit que Pi fait de son aventure, Yann Martel interroge le rapport entre l’imaginaire et la survie, sans jamais résoudre  l’ambiguïté finale : cette histoire n’est-elle finalement qu’une invention pour échapper à l’horreur de la réalité ? Même si la réflexion en filigrane est à peine esquissée, elle est vertigineuse, et le lecteur s’y plonge avec bonheur une fois le livre refermé…

Un roman « à éplucher pellicule par pellicule », ainsi que Queneau définit les chefs d’œuvre, un récit animalier qui n’a rien d’un conte pour enfants, épuisant les ressources de l’imagination pour en interroger les pouvoirs et les limites, porté par une plume alerte et assurée, voilà les raisons du succès – bien mérité – de L’Histoire de Pi.

Le film de Ang Lee, servi par une 3D époustouflante, reste très fidèle au roman : comme lui, il ne cède pas à la facilité. On aurait pu s’attendre à ce que le réalisateur élague les épisodes autour de la religion, mais il n’en est rien : le réalisateur ne nous épargne aucune des pérégrinations mystiques de Pi et l’amateur de grand spectacle ronge son frein en attendant le spectacle du naufrage… A contrario, Ang Lee a choisi de supprimer les passages les moins convaincants du roman, à savoir par exemple l’épisode du cannibalisme, qui, il faut bien l’avouer, nous avait laissés nous aussi circonspects. Cependant, on peut regretter qu’ Ang Lee ne réduise l’ambiguïté finale, péchant par excès de pédagogie, lui qui nous avait habitués à tant de finesse. Malgré cela, l’Odyssée de Pi reste un modèle du genre, film mainstream certes, mais brillant.

Yann Martel, L’Histoire de Pi, Folio Junior, 2008, 476 pages