Bad Girl, Classes de littérature, N. Huston

Ecrit avec le souci d’éviter l’auto-complaisance, l’essai autobiographique de Nancy Huston propose une forme éclatée qui renouvelle en profondeur les codes du genre. En dépit de quelques artifices parfois gênants, l’exercice est réussi et souvent très émouvant. 

Autant le confesser tout de suite : j’entretiens avec l’œuvre de Nancy Huston un rapport très personnel, qui peut expliquer l’apparition de ce « je ». Impossible de feindre une distance artificielle, impossible d’aborder ce livre comme je le fais habituellement avec les autres.

Nancy Huston m’a occupée pendant une année universitaire (« Lien entre création littéraire et condition féminine dans Cantique des Plaines et Instruments des Ténèbres » de Nancy Huston » – le titre seul me fait frémir de honte aujourd’hui), mais elle a surtout été une inspiratrice, un mentor, pourrait-on dire, si le terme n’était pas aussi sexué. Tout au long de la vingtaine, j’ai suivi toutes ses publications et je l’ai aimée, démesurément : son tempérament iconoclaste, sa conception si singulière du féminisme, son obsession de la marge, son rejet du nihilisme, tout m’enthousiasmait. Ces dernières années, je me suis un peu éloignée d’elle, elle m’a même souvent agacée. Je n’ai même pas lu son dernier roman, c’est dire. Mais au regard de tout ce chemin tracé ensemble, il m’était difficile de passer à côté de ce qu’on pourrait appeler communément son autobiographie.

Comme son nom l’indique, Bad Girl, Classes de littérature retrace une trajectoire littéraire : comment une enfant née à Calgary au Canada est devenue romancière et essayiste de langue française ? Quels sont les chemins qui peuvent conduire à changer de pays, de langue pour s’ « autoriser » enfin ? Quelles sont les névroses nécessaires à la création ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et Nancy Huston ne craint pas les raccourcis : elle est devenue écrivain parce que sa mère l’a abandonnée enfant. Pour elle, « quatre-vingt-dix pour cent de son œuvre » provient de cet après-midi de l’été 1959 où la mère, accablée de douleur, a tendu un bouquet de marguerites à une autre femme et, dans un même geste, lui a confié ses enfants. Petite fille hyperdouée et profondément angoissée, elle lit sans arrêt. Les voix des autres se déversent sur elle et la remplissent. Elle s’accroche à ces voix «  comme à une drogue, une perfusion intraveineuse ». Parfois, c’est sa propre voix qu’elle fait résonner, l’enfant se parle à la troisième personne et devient personnage. Tout ce petit monde jacasse et [lui] tient compagnie, dirait Samuel Beckett.

Dans presque tous ses romans, l’écrivain poursuit cette conversation et utilise le « tu » pour s’adresser à des personnages qu’elle désire toujours plus près d’elle. Le « il » ou le « elle » mettrait trop de distance, et elle n’en veut plus, de la distance. Cette pseudo-autobiographie ne déroge pas à la règle : elle s’adresse au fœtus qu’elle a été (qu’elle nomme Dorrit, allez savoir pourquoi) et lui raconte le roman de sa vie future. Cette idée de fœtus m’a peu emballée, voire même gênée : non seulement le dispositif sent l’artifice à plein nez, mais pire, il sous-tend des considérations vaseuses sur l’importance du lien intra-utérin. Voilà un peu le défaut de la Nancy Huston de ces dernières années : le propos ne manque pas d’allant et de fougue, mais parfois, ça déborde sacrément… En témoigne seulement cette comparaison douteuse entre la procréation médicalement assistée et les plus grandes atrocités de l’histoire : « Toujours la maîtrise doit être contrebalancée par le mystère. Chassez le mystère, il vous restera Kolyma, Sobibor, Fort Mc Murray, Sabra et Chatila ».

Allez, Nancy, s’il vous plaît, chassez tous ces artifices, tous ces excès, c’est dans la retenue et le doute que je vous aime le plus. A la lecture des premières pages, j’ai même cru devoir définitivement vous enterrer, et puis, je vous ai retrouvée.

Il y a en effet quelque chose d’infiniment touchant dans l’appel au secours de cette Bad Girl qui se croit coupable de son abandon, devenue une femme de lettres vieillissante qui tente désespérément de recoller les morceaux. Dans son dispositif même, l’autobiographie révèle une identité impossible à recomposer : l’écriture à la deuxième personne marque au contraire l’impossibilité d’assumer le « je ». Pour le coup, le « tu » n’a plus rien d’artificiel: il résonne âprement aux oreilles du lecteur, peu à peu submergé par l’émotion. A la fin du livre, Nancy Huston enfonce le clou, reprenant à son compte les mots de Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ».

 Bad Girl, Classes de littérature, Nancy Huston, Actes Sud, 2014, 263 pages.