14 Juillet, Eric Vuillard

Raconter les événements qui se sont déroulés le 14 juillet 1789, à quoi bon ? On croit tout connaître de cette journée qui s’inscrit dans le roman national — le pont-levis, l’incendie, le gouverneur de Launay… Mais Eric Vuillard en récrit l’histoire, la sort des clichés et des images d’Epinal en se plaçant du côté des sans-voix, des oubliés. Un récit plein de souffle, de vie et d’humanité. Après avoir évoqué dans ses précédents romans la guerre de 14, la colonisation et la conquête de l’Ouest[1], Eric Vuillard raconte la prise de la Bastille. Et, cette fois encore, il déplace le point de vue et déconstruit les mythes : « Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. » Il nous apprend ainsi que la première émeute révolutionnaire n’a pas eu lieu le 14 juillet 1789 mais le 23 avril de la même année. Poussés à bout par la cherté du pain et la baisse de leur salaire, les ouvriers pillent la folie Titon, riche demeure de Réveillon, propriétaire d’une manufacture de papier peint ; les soldats tirent sur la foule, laissant plus de trois cents morts sur le pavé. L’écrivain sort de leur anonymat ces cadavres d’émeutiers entassés, numérotés ; il redonne corps et vie à cette entité souvent abstraite que l’on nomme le peuple. Ce n’est plus une foule indistincte qui s’élance à l’assaut de la Bastille, ce sont des individus que l’auteur fait revivre en leur donnant un nom, une existence, des émotions. De ces petites gens, on sait peu de choses mais assez pour les imaginer : quelques lignes d’état-civil, quelques phrases d’un acte de reconnaissance. Le romancier fouille les archives, sur les pas...

Trois jours et une vie, Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre brode une histoire de meurtre sur un fait divers météorologique, la tempête qui a ravagé le Nord de la France en décembre 1999. Un roman noir, qui tient en haleine sans parvenir à convaincre vraiment. Beauval, un village reculé, entouré de forêts, administré par un notable local. Un village où le temps s’écoule lentement ; où les adolescents traînent en bande ; où il ne se passe pas grand chose ; où les menus faits du quotidien sont ressassés dans d’interminables commérages. Antoine a douze ans. Il vit seul avec sa mère, fragile et rigide, qu’il aime à sa façon, adolescente, distante, muette. Il ne trouve pas davantage sa place auprès de ses copains, ni même avec Emilie, sa jolie voisine. Mais il lui reste sa cabane, perchée dans les arbres du bois de Saint-Eustache, l’admiration de Rémi, son petit voisin de six ans, et Ulysse, le chien de ce dernier, le plus fidèle compagnon de jeu d’Antoine. Oui mais voilà. Quelques jours avant Noël, Ulysse est renversé par une voiture et le père de Rémi l’abat sous les yeux de l’adolescent dont la tête se met à tourner. Sous le coup de la colère, il s’en prend à la cabane, qu’il démolit. Et quand Rémi arrive pour constater les dégâts, la rage l’aveugle encore. Hors de lui, il frappe l’enfant qui s’écroule. Le jeune homme entre dans la tourmente alors que la tempête est sur le point de s’abattre sur le village. En décembre 1999, les forêts du Nord de l’Europe ont effectivement été dévastées par Lothar et Martin. En s’appuyant sur ce fait divers météorologique, Pierre Lemaitre a imaginé une intrigue bien ficelée qui enferme peu à peu l’adolescent dans une trame étouffante et tient le lecteur en haleine. Par la tension qu’il...

Envoyée spéciale, Jean Echenoz

Au terme d’une escapade d’une dizaine d’années, Jean Echenoz revient, avec Envoyée spéciale, au genre qui lui a valu la reconnaissance et l’admiration du public, le roman d’aventure.  Se plonger dans ce tout nouveau récit, c’est comme retrouver un vieil ami que l’on n’a pas vu depuis un bon moment : très excitant, plutôt plaisant mais un peu longuet… Prenez une jeune parisienne désœuvrée, passablement riche et plutôt jolie, justement prénommée Constance pour son caractère flegmatique. Faites-la enlever par des agents secrets, dont l’un très séduisant, les autres parfaitement incompétents. Réservez le tout à la campagne quelque temps, au plus loin de la civilisation. Quoi de mieux que la Creuse, par conséquent ! Pendant ce temps, faites monter la mayonnaise en y incorporant délicatement un époux distant et indifférent, ex-star de la chanson, affublé du pseudonyme saugrenu de Lou Tausk ; un ancien associé pitoyable mais pas si incapable ; un nouvel associé dépressif et suicidaire ; plusieurs jeunes et jolies femmes et quelques autres personnages savoureux. Quand la préparation a suffisamment reposé, « c’est très simple, comme le précise le général à Constance, vous allez déstabiliser la Corée du Nord. » Accommodez le tout de diverses saveurs exotiques puis laissez mijoter patiemment. La recette a fait ses preuves et l’on y retrouve tous les ingrédients qui ont consacré le succès d’Echenoz. A commencer par un style unique qui manie avec génie l’art du décalage. Le langage le plus prosaïque y côtoie un vocabulaire des plus châtiés. Le subjonctif imparfait voisine avec des tournures pour le moins relâchées. La phrase s’allonge à loisir et se scinde alors qu’on ne s’y attend pas, pour laisser place à de longues digressions abracadabrantes quoique parfaitement renseignées. Le narrateur, omniscient, omnipotent et omniprésent, jette sur cet imbroglio un regard attentif pour s’amuser de l’effarement de...

Le grand marin, Catherine Poulain

Catherine Poulain a longtemps erré de par le monde, roulé sa bosse au gré des jobs de hasard : travailleuse agricole au Canada, barmaid à Hong Kong, pêcheuse en Alaska… De ses expéditions en mer, comme Melville, elle a tiré le suc et publie aujourd’hui, à 51 ans, un premier roman d’envergure. Récit aux multiples perspectives, Le grand marin saisit son lecteur et l’emporte comme la vague, au grand large. Le grand marin navigue entre autobiographie et fiction. Catherine Poulain puise dans son parcours intime, ses aventures sur un bateau puis un autre, ses amours avec un « grand marin ». Elle a longtemps pris des notes sur ses sorties en mer, rempli des carnets sans bien savoir pourquoi. Plus tard, elle comprend qu’elle veut raconter l’Alaska, ce petit milieu des pêcheurs, qu’elle doit parler pour eux, leur donner voix comme on dit. Le récit ramasse donc le réel : les saisons de pêche, la vie à bord – coups de bourre à la remontée des palangres et tranches de sommeil volées en cabine -, les beuveries à quai en attendant la paie… Dans la petite ville portuaire de Kodiak, beaucoup se reconnaîtront si toujours en vie. Mais bien sûr, la romancière transpose. C’est Lili, pas Catherine, le « je » qui quitte Manosque à toute berzingue et se cherche dans les vents du Nord ; et ce pas de côté en permet certainement bien d’autres. Cet art des oscillations et des balancements fait bien notre affaire, et notre plaisir tient sans doute aux nombreuses lectures et interprétations qui s’ouvrent sans cesse à nous. Récit réaliste à caractère sociologique, Le grand marin l’est assurément : portrait d’une communauté marginale, voguant de la saison du flétan à celle du crabe, et des bars au refuge social. Glossaire en prime...

La petite Femelle, Philippe Jaenada

Dans La petite Femelle, Philippe Jaenada reconstitue avec minutie l’histoire tragique et authentique d’une femme qui a tué son amant. Un portrait en forme de plaidoyer où la rigueur n’exclut pas la fantaisie. Pour avoir tué son ancien amant, Pauline Dubuisson est condamnée en 1953 à la prison à perpétuité après un procès qui connaît un grand retentissement dans la presse et l’opinion publique. Libérée pour bonne conduite après huit ans de prison, elle change de prénom et reprend ses études de médecine à Paris. Mais, rattrapée par son passé, elle part au Maroc où elle exerce comme infirmière. Reconnue à nouveau et repoussée par celui qu’elle s’apprêtait à épouser, elle se suicide en 1963. Au cours des années suivantes, cette histoire inspira à la fois la littérature et le cinéma : dès 1958, En cas de malheur de Simenon est adapté à l’écran par Autant-Lara avec Brigitte Bardot, et surtout en 1960 La Vérité de Clouzot, toujours avec Bardot, remporte un grand succès. Plus récemment, en 1991, Jean-Marie Fitère publie La Ravageuse et Jean-Luc Seigle Je vous écris dans le noir en 2015. Alors, pourquoi un nouveau livre consacré à cette affaire ? Que l’on ne s’y méprenne pas. Il ne s’agit pas ici d’un « roman vrai », d’une fiction à partir d’un fait divers mais de la recherche de la vérité, comme l’annonce l’auteur dans son prologue : «Je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle qu’on puisse être. » Philippe Jaenada se fait l’avocat pointilleux de l’accusée (celui qui lui a fait défaut lors de son procès puisque son défenseur, le très catholique Paul Baudet, soucieux de sauver l’âme plus que la vie de sa cliente, n’a pas cherché à réfuter l’accusation de préméditation). L’auteur a fouillé les archives, épluché les rapports...

Histoire de la violence, Edouard Louis

Dans son deuxième roman, Edouard Louis poursuit son entreprise autobiographique sous une forme plus aboutie et resserrée. Histoire de la violence, c’est l’histoire d’un viol et la réappropriation de cette histoire à travers des récits croisés. Une quête de soi au-delà de la honte. Le soir de Noël, alors qu’il rentre chez lui, Edouard est abordé par Reda. Ils passent la nuit ensemble mais, au matin, la rencontre tourne mal : quand Edouard lui demande de lui restituer les objets qu’il lui a volés, Reda tente de l’étrangler, le menace d’un revolver et le viole. Ce pourrait être un récit sordide ou un ressassement narcissique, mais pour cet héritier de Didier Eribon et d’Annie Ernaux[1] le vécu – fût-il le plus douloureux– devient matériau autobiographique et sociologique.  « Porter plainte », comme il le fait dès le lendemain, ce n’est pas se plaindre, c’est se saisir des mots pour se délivrer du fardeau. C’est d’abord une histoire d’attirance entre deux êtres que tout sépare et qui pourtant se ressemblent. Au temps suspendu de l’approche sur la place de la République déserte succède l’évidence et la fulgurance du désir : « Il a su qu’il irait chez lui. Maintenant c’était certain. » Reda/Edouard, deux prénoms inversés pour ces doubles contraires, le kabyle et le picard, celui qui vit de débrouilles et celui qui lit Nietzsche et Claude Simon. Mais tous deux ont connu l’exclusion, la honte, l’humiliation, celle de leur père et de leur mère, et Edouard, auteur de petits vols dans son adolescence, aurait pu devenir Reda. Histoire de la violence sous toutes ses formes – dont le titre fait référence à Histoire de la sexualité de Foucault – ce livre est peut-être avant tout une histoire de la honte : « à croire que ce qu’on appelle la honte est...

Sauve qui peut la vie, Nicole Lapierre

Dans le prologue à son essai Sauve qui peut la vie, prix Médicis 2015, la socio-anthropologue Nicole Lapierre espère « une lecture revigorante, une sorte de fortifiant pour résister au mauvais temps présent ». C’est chose faite. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille. Mais c’est fini ». Ainsi commence Sauve qui peut la vie, le dernier essai de Nicole Lapierre. Le lecteur s’attend à un récit autobiographique assez convenu, dans lequel on lui exposera les miracles d’une résilience. Il faut dire aussi que le titre (référence explicite au film de Godard du même nom) et la photo de couverture (le portrait en pied d’une petite fille en noir et en blanc, manteau sombre et cagoule, DS à l’arrière-plan) l’ont mal averti. Sauve qui peut la vie est bien plus qu’un énième récit de vie : il s’agit d’un essai inclassable, pluriel et hybride, qui utilise le récit biographique comme support à la pensée. Nicole Lapierre tire de son histoire familiale « quelques idées » (expression ô combien euphémistique) qui résument en fait toute sa trajectoire intellectuelle. L’essai revêt une valeur presque testamentaire ; une lumière crépusculaire s’en dégage et vient éclairer les liens entre l’histoire de la famille, la personnalité de l’individu et les travaux du chercheur : « Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui était une manière d’être – une tendance à parier sur l’embellie, un goût de l’esquive (…) avait aussi profondément influencé ma façon de penser (…). Tel est le sujet de ce livre ». Pour caractériser l’histoire de sa famille, Nicole Lapierre utilise la métaphore des « semelles de plomb » : l’histoire est lourde et « elle entraîne par le fond ». Père juif émigré, seul rescapé d’une famille décimée dans les ghettos de Lodz et de Varsovie, suicides de la mère et de la...

Titus n’aimait pas Bérénice, N. Azoulai...

« Pourquoi les hommes [ont]-ils depuis l’origine composé des histoires ? ». Le livre de Nathalie Azoulai interroge notre attirance pour la littérature. Un bel hommage, à travers la figure tutélaire de Jean Racine. Bérénice est dans un restaurant, face à Titus. Il lui annonce qu’il rompt leur relation, qu’il la quitte pour ne pas quitter Roma, sa femme, la mère de ses enfants. Outre la banalité de la situation, cette histoire vous évoque peut-être quelque chose. La référence est suffisamment lisible pour vous éviter de longues investigations. L’auteur a remis au goût du jour une célèbre tragédie racinienne, Bérénice : reine de Palestine, elle aime Titus, l’empereur romain, et espère bien qu’il modifiera les lois qui l’empêchent d’épouser une étrangère. La pièce suit les errements de cette femme bercée par l’espoir que l’amour de son amant est plus fort que tout. Mais Titus choisira de rester fidèle à Rome, et de renoncer à sa maîtresse. Un moment tentée par le suicide, elle acceptera finalement de vivre et de de s’enfuir dans « l’Orient désert ». L’artifice est grossier. C’est du moins ce que l’on peut croire durant un premier chapitre bien décevant ! Car si le style est agréable, l’emprunt à Racine semble grotesque. La plongée de Bérénice dans les eaux troubles de la dépression, avant même que l’on ait pu s’attacher à ce personnage larmoyant, ne touche guère. Fort heureusement, ce chagrin d’amour n’est qu’un prétexte, et reviendra très rarement hanter le récit. «  C’est comme une maladie, c’est physiologique, il faut que l’organisme se reconstitue. Un jour, tu ne te souviendras plus que des bons moments. Tu en ressortiras plus forte. Tu dis que tu n’aimeras plus jamais mais tu verras. La vie reprend toujours ses droits » Au beau milieu des sentences abjectes de son entourage, « dont la...

A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal

Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant des migrants clandestins africains fait naufrage aux larges des côtes siciliennes. L’écriture naît de cette tragédie, de ce mot entendu à la radio dans la nuit : LAMPEDUSA. Neuf lettres, quatre syllabes qui suscitent l’imaginaire, d’où jaillissent des images contradictoires, des souvenirs et des interrogations sur notre monde et sur la littérature. De quoi Lampedusa est-il le nom ? A cette question Maylis de Kerangal donne des réponses successives, en nous conviant, dans l’intimité nocturne de sa cuisine, à une réflexion par étapes. Paradoxalement, ce mot évoque d’abord un film de légende, Le Guépard de Visconti, adapté du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’auteure confronte ainsi deux figures apparemment inconciliables : celles du prince Salina – le héros du Guépard – et celle du migrant. Mais ces deux images finissent par se rejoindre, puisqu’il s’agit toujours de l’histoire d’un naufrage. Naufrage d’un homme – le prince Salina qui sent la mort approcher –, naufrages des hommes entassés sur des embarcations de fortune et d’un monde : l’aristocratie sicilienne moribonde ou la vieille Europe repliée sur elle-même. De ces deux figures antithétiques du prince et du migrant, Burt Lancaster est l’incarnation à travers ses rôles cinématographiques comme à travers son histoire personnelle : migrant irlandais devenu star de cinéma. Mais le nom de Lampedusa est aussi celui de l’île sicilienne et de l’auteur du Guépard, ce qui amène la narratrice à s’interroger sur les rapports entre les lieux, les livres et leurs auteurs : « Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. » Parce qu’un livre est au fond, comme une île, un territoire, un lieu étranger qui devient nôtre lorsqu’on y accoste et qu’on l’investit. Parce que c’est toujours le regard, la mémoire qui transforment les mots en récit et le...

Vladimir Vladimirovitch, Bernard Chambaz.

Bernard Chambaz adopte un parti-pris narratif étonnant et choisit de raconter l’histoire d’un homonyme de Poutine pour mieux appréhender la complexité de la Russie et de son leader. Loin de l’objectivité historique, il assume pleinement le recours à l’invention littéraire, aux émotions, à la subjectivité, pour cerner un pays controversé. Le roman commence en février 2014, lors des jeux olympiques de Sotchi. L’équipe russe de Hockey vient de perdre les quarts de finale. Le président Poutine affiche à la télévision des yeux d’enfant triste, des yeux de phoque. L’honneur national est bafoué. Les journaux rappellent, nostalgiques, la grande époque de la machine rouge, lorsque l’équipe d’URSS raflait tous les titres olympiques. Dans ce contexte sportif affligeant, la crise ukrainienne et le rattachement de la Crimée à la Russie passent presque inaperçus. On partage alors les déceptions olympiques, et les autres tribulations du dénommé Vladimir Vladimirovitch Poutine, peintre hanté par différents motifs mortifères et grand amateur de littérature. Il se retrouve, aux portes de la retraite, dans un état d’hébétude proche de la dépression. A la fois exaspéré et fasciné par son illustre homonyme, il collectionne tous les documents concernant le président russe. Chaque jour, après quelques considérations météorologiques ou intimes, avec une minutie maniaque, il accumule des notes sur cet homme dans un gros calepin. Il les  reprend et les organise ensuite dans six petits cahiers, deux rouges pour l’enfance et l’adolescence, deux gris pour sa carrière au KGB et au FSB et deux noirs pour le président.  C’est à travers le regard mélancolique et désabusé de ce personnage qu’est abordée l’histoire de la Russie et de l’homme qui la dirige depuis 1999. Le récit de Vladimir Vladimirovitch par Vladimir Vladimirovitvh n’est donc pas une autobiographie. Ce n’est pas non plus, à proprement parler,...

Boussole, Mathias Enard

Un musicologue orientaliste s’égare dans les méandres de ses souvenirs. Une œuvre absolument sublime.  Franz Ritter est un musicologue autrichien. Ritter est malade, moribond, il a sans doute été affecté par une bactérie au cours de ses multiples séjours en Iran, en Syrie, ou en Turquie. Cette nuit-là il n’en peut plus, il se débat dans son lit, ressasse sa vie, et sa vie c’est l’Orient. Il s’épanche, Alep, Téhéran, Palmyre ou Istanbul, la musique bien sûr, Sarah aussi, Sarah encore, cette universitaire française brillante qu’il aime et qui lui échappe depuis tant d’années, insaisissable, incompréhensible, mais si familière et si complice. Boussole est une introspection pure et totale qui épouse chacune des pensées de l’homme malade, des pensées qui ne s’arrêtent jamais et s’étendent sans fin : un mouvement de Mahler, une considération sur la syphilis, un souvenir heureux, un regret, une anecdote, parfois drôle, parfois grave. Ainsi cet Iranien candide qui donna du Heil Hitler à Ritter lors d’une visite d’un musée de Téhéran. Ainsi cet universitaire français qui abusa d’une belle Iranienne en la faisant chanter, ou cet autre Français qui se fit iranien à force de s’assimiler et finit par se pendre dans le parc d’une clinique parisienne. Et il y a les souvenirs puissants, les actes fondateurs, Sarah encore, Sarah toujours, dont le corps et l’âme paraissent intimement liées à l’Orient, à ses contradictions, à ses fantasmes et ses promesses. C’est l’humiliation de l’hôtel Baron où Ritter trouve porte close. C’est la nuit de Palmyre où, surpris au petit matin alors qu’ils bivouaquent non loin du spectacle ahurissant du désert et des ruines, elle et lui se tiennent cachés sous une couverture, comme deux enfants, s’effleurent les mains, se serrent, se caressent, mais ne font rien. Sarah, ou l’Occident égaré...

Un Amour impossible, Christine Angot

Après le père, la mère. Christine Angot retrace l’histoire de cette femme dans un portrait précis, efficace et sans pathos, qui est aussi une fine analyse des relations mère/fille et des mécanismes de domination sociale à travers le langage. A l’origine de chacune de nos vies, il y a ce hasard, cet événement qui fonde le roman familial : « Mon père et ma mère se sont rencontrés.… » Par cette phrase évidente et fondatrice qui ouvre le livre de Christine Angot, l’autobiographie devient fiction littéraire et s’inscrit dans la lignée des grands romans. L’auteure imagine, dans une reconstitution forcément hypothétique, la passion qui a uni ses parents, l’histoire d’amour dont elle est issue. Sur le modèle de La Princesse de Clèves. tout commence par le bal où ils deviennent un couple : « Il l’a invitée à danser, elle s’est levée…Ils se sont faufilés ».  Dans le petit milieu du quartier américain, c’est le début d’une idylle éphémère entre Rachel Schwartz, la dactylo de Châteauroux, et Pierre Angot, le grand bourgeois parisien traducteur à la base américaine. Il est touché par sa beauté et son élégance, elle est subjuguée par sa culture, son assurance et sa liberté d’esprit : « Elle découvrait un monde ». Des promenades en forêt, un week-end dans la Creuse, une semaine merveilleuse sur la Côte d’Azur – comme en contrepoint de l’effroyable Semaine de vacances de son précédent roman- Pierre s’éloigne et Christine vient au monde. Si le personnage du père était au cœur de L’Inceste et de Une semaine de vacances, c’est ici la mère qui prend la première place, cette petite femme méprisée, délaissée, qui retrouve toute sa grandeur. On ne peut qu’être touché par sa force, sa ténacité dans le portrait plein d’empathie et d’une précision sociologique qu’en brosse l’auteure. Il en fallait de...

Otages intimes, Jeanne Benameur

Un homme, un jour, est pris en otage. Emporté par la tourmente de l’actualité, le sujet aurait pu être racoleur, violent, obscène. Il aurait pu flatter notre fascination pour la mort aussi bien que notre goût pour les happy ends médiatiques. Mais celle qui s’en empare sait l’art de ne presque pas dire, sans pourtant masquer ni trahir les événements. Délaissant le chaos spectaculaire, Jeanne Benameur compose un conte pudique et juste, redonne une place fragile à la vie, à l’espérance. Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage, donc. Sauf que le roman débute quand tout s’arrête. Libéré après des mois de réclusion, l’homme monte dans un avion. « Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre ».  Ceci dit, au confinement physique succède l’emprisonnement moral. Otage, il l’a été bien avant d’être enfermé, il le reste après sa libération. Nul enthousiasme lors du retour, mais un vide immense. Une faiblesse de l’âme et du corps, car il « n’est plus innocent de ce qu’un homme peut faire à un autre homme ». Il a perdu le chemin de la vie, tout comme sa capacité à se projeter dans l’avenir. Il ne lui reste que son passé. Mais quel passé ! Les souvenirs remontent, inexorables. Ce sont ceux de la guerre, tout d’abord, les plus récents. Et le livre ne cherche pas à cacher la noirceur du monde. Mais Jeanne Benameur refuse de se complaire dans la violence : le sang n’a pas besoin de couler pour que l’on comprenne le chaos. C’est un mur face à l’otage, rose et défraîchi, inlassablement contemplé et interrogé. Ou une femme qui charge les bras de ses enfants de bouteilles d’eau et les pousse dans une voiture avant de fuir devant les hommes en armes ; une femme qui croise le...

La Fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch...

LHP rendent hommage au tout récent Prix Nobel de littérature 2015, avec une chronique de La Fin de l’homme rouge publiée sur le site en Mars 2014.  Pendant près de vingt ans, Svetlana Alexievitch a recueilli les témoignages d’ex-citoyens de la défunte URSS. C’est l’âme d’un peuple perdu qu’elle sonde, coincé entre un passé mythique, douloureux, et une modernité rugueuse qui bouleverse radicalement tous les repères. De la Perestroïka aux années Poutine en passant par la chute du régime en 1991 et le coup d’Etat d’Eltsine, l’écrivain russe promène son lecteur parmi les consciences. Celles des anciens, d’abord, ceux qui ont tout connu de l’ère soviétique, l’enrôlement des jeunes, la ferveur, les guerres, les famines, les confidences des cuisines. Celles des plus jeunes ensuite, acclimatés à la nouvelle Russie, ses errements, ses vides, qui vivent le socialisme par procuration, d’un œil parfois moqueur. Voilà une œuvre essentielle et passionnante, dont la traduction récente en langue française, chez Actes Sud, tombe tristement à point nommé : La Fin de l’homme rouge apporte un éclairage salutaire aux événements que connaît l’Ukraine en ce début d’année 2014, tout particulièrement en Crimée. Car cette guerre larvée n’est pas seulement le fruit de dirigeants irresponsables. Elle est sans doute aussi la conséquence d’une profonde crise identitaire. En psychanalyste attentive, l’auteur de ce docu-littéraire – peut-on vraiment l’appeler auteur ?[1] – écoute et note les vérités, les cris de détresse, les confessions inavouables. Sous sa plume, pas de jugement ni de tentatives pour faire émerger un sens. Encore moins de thèses. Les témoignages – Alexievitch l’affirme haut et fort dans un propos liminaire – sont pris comme de purs morceaux de littérature. Ils ne composent pas un travail d’historien, mais d’écrivain. Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie,...

Au bord des fleuves qui vont, A. Lobo Antunes

Dans son dernier livre traduit en français, le grand romancier portugais poursuit sa recherche du temps perdu en convoquant tous les fantômes du passé au chevet d’un mourant. La magie de sa phrase opère et nous sommes plongés dans le labyrinthe de la mémoire. Une lecture déroutante et captivante. Il est des livres que l’on dévore, d’autres que l’on picore, d’autres enfin qui vous entraînent dans leur univers dès la première ligne. C’est le cas du roman d’Antonio Lobo Antunes, d’une lecture certes exigeante mais facilitée par sa brièveté inhabituelle et son découpage chronologique. L’histoire paraît simple, la narration structurée : opéré d’un cancer, un homme passe quinze jours à l’hôpital de Lisbonne, chaque jour étant évoqué en un chapitre daté. Quinze jours, quinze chapitres, quinze phrases. Et pourtant, rien n’est linéaire, ni la phrase, ni le récit. Dès la première ligne, nous nous échappons du huis clos et nous partons à la dérive : « De la fenêtre de l’hôpital à Lisbonne, ce n’était pas les gens qui entraient ni les voitures entre les arbres ni une ambulance qu’il voyait, c’était… Nous ne sommes plus au mois de mars à Lisbonne au chevet d’un homme malade, nous sommes aux sources du Mondego, dans la maison des étés, dans les odeurs de l’enfance, dans la récapitulation de toute une vie : « sa vie pleine de passés sans qu’il sache lequel d’entre eux était authentique, des réminiscences qui se superposaient, des souvenirs contradictoires, des images qu’il ne reconnaissait pas… » On pense à Apollinaire : « Mon beau navire ô ma mémoire/ Avons-nous assez navigué » et l’on est embarqués Au bord des fleuves qui vont. Dans l’entre-deux de la maladie et de l’anesthésie, les temps, les lieux et les personnages se répondent. Passé et présent se mêlent en un temps continu,...

Jours tranquilles, brèves rencontres, Eve Babitz...

Pour le Vanity Fair, c’est « une Eddie Segdwick coupée avec Gertrude Stein avec un peu de Louise Brooks ». Pour le Los Angeles Times, « une marquise de Sévigné transposée au château Marmont, déjeunant, aimant et pleurant à Hollywood, ce Versailles des Temps modernes ». Version 2015 : une Kim Kardashian avec une machine à écrire et de la cervelle ? Qui est Eve Babitz ? Profitez de la réédition de Jours tranquilles, brèves rencontres chez Gallmeister pour découvrir cet étonnant personnage. Aujourd’hui, on pourrait dire d’elle que c’est une it-girl, un peu mannequin, un peu graphiste, fêtarde invétérée, dotée du talent d’être toujours là où il faut. Mais ce serait peu valorisant : Eve Babitz a été plus que cela, un mélange irrésistible d’intellectuelle bobo, de LA party girl et d’icône de l’underground californien des années 70. Elle a été la jeune fille qui posa nue avec Marcel Duchamp pour le photographe Julian Wasser, l’entremetteuse à l’origine de la rencontre entre Dali et Frank Zappa, l’amante de Jim Morrison, d’Ed Rusha et d’Harrison Ford. La lecture de ses articles et chroniques fait renaître toute une scène culturelle à la vitalité bouillonnante, biberonné au champagne et à la cocaïne, un monde de nantis à la peau dorée qui ne peut appartenir qu’à Los Angeles. Sa plume, légère et sereine, virevolte de soirées en vernissages, de plages en bars, d’amants en amantes. Il y a une réelle élégance dans cette écriture, faussement limpide et innocente. Elle s’amuse pourtant de cet étrange statut d’écrivain, beaucoup trop sérieux à son goût. « Mon travail, c’est de regarder par la fenêtre », avoue-t-elle à ceux qui l’interrogent. Elle écrit les matins « où il n’y a rien d’autre à faire », quand elle n’est pas dans les bras d’un homme ou assommée par une foudroyante gueule de bois. Une...

Danser les ombres, Laurent Gaudé

Le dernier roman de Laurent Gaudé reprend les éléments qui l’ont fait connaître et apprécier : l’exotisme et son goût d’ailleurs, la tragédie et ses funeste oracles, la vie et la mort entre rationalité et superstitions. L’alchimie prend: on se laisse envahir par l’esprit d’Haïti, mais l’auteur perd peu à peu le juste équilibre qu’il avait su trouver. A lire pour les cent cinquante très belles premières pages ! Lucine, jeune femme de Jacmel, quitte sa petite ville de province après la mort de sa plus jeune sœur, maman irresponsable de deux jeunes enfants. Elle est envoyée en mission à Port-au-Prince pour soutirer de l’argent au père des enfants orphelins ; dès son arrivée, elle retrouve l’ambiance de la ville où elle a fait ses études et s’y replonge avec délice. Elle est accueillie à bras ouverts dans le cercle de la maison Fessou, un ancien bordel qui rassemble des amis de tous âges et de tous milieux sociaux. Elle y découvre la douceur de vivre, l’amour et un possible bonheur, jusqu’à ce que la terre tremble, s’ouvre, et laisse place aux ombres. La première moitié du roman est envoûtante. L’auteur donne vie à des personnages très divers, de Lucine,  jeune provinciale en quête de liberté, au vieux Tess, propriétaire de Fessou ; des anciens activistes politiques, Prophète Coicou ou Pabava, tous deux torturés, à leur bourreau, Firmin dit Matrak ; de Lily, jeune fille riche et malade, à Ti-Sourire, future infirmière qui habite le quartier pauvre de Jalousie. Tous parcourent la ville, à pied, à moto, en taxi. Ils nous entraînent au marché où de vieilles marchandes gouailleuses s’invectivent en créole ; ils pénètrent dans la gaguère où se déroulent les combats de coqs ; ils poussent le portail de villas luxueuses ou se faufilent dans des ruelles crasseuses et animées....

Soumission, Michel Houellebecq

Bien sûr, il y a ce roman dont personne, même six mois plus tard, n’aura oublié combien il a défrayé la chronique. Bien sûr, il y a la personnalité malicieusement provocatrice de Michel Houellebecq. Mais il y aura eu aussi, avant que l’auteur ne mette prématurément un terme à la campagne de promotion du livre, une série d’interviews dans les grands médias particulièrement intéressantes, captivantes même, où s’affrontent une lecture journalistique de Soumission au premier degré et le relativisme inébranlable de Houellebecq ; son art d’écrire en somme, que ce dernier roman illustre brillamment. Avant d’aller plus loin, résumons l’oeuvre : le narrateur, professeur d’université et spécialiste de Huysmans, mène une vie quelque peu monotone et triste, animée seulement de la présence de Myriam, une étudiante avec laquelle il entretient une relation instable. Autour de lui, le monde politique bouge. La France de 2017 a réélu François Hollande et en 2022, au moment où se déroule le récit, le pays est dans une phase de bouleversements : les habituelles formations de gouvernement sont malmenées par le Front National et par le parti musulman de Mohammed Ben Abbes, un très habile politique, doté d’une vision très forte pour la France. Ce dernier est finalement élu président et la République laïque prend fin. Ce qui provoque le trouble à la lecture de Soumission, ce n’est pas cette histoire en tant que telle. Non, c’est l’incroyable flottement du sens, rendu possible par le regard distancié, relativiste en diable du protagoniste. On peut s’agacer parfois des effets stylistiques d’un auteur devenu un as de l’écriture détachée, alliant un style soutenu à un trivial poisseux. Mais on ne peut être qu’admiratif du pouvoir de fascination qu’exerce un texte dont on ne sait d’où il parle. Tout passe par le regard franchement...

Eroica, Pierre Ducrozet

On en a lu, ces derniers temps, des biographies romancées – que certains appellent fiction biographique, ou pire, faction[1]. C’est tendance, et surtout, ça ne mange pas de pain. On prend une icône, on construit une trame narrative à partir d’éléments avérés, on laisse libre cours à son imagination pour remplir les blancs, et on emballe le tout d’une plume efficace et nerveuse. Commode, mais lassant. Heureusement, certaines d’entre elles font exception, pour la bonne raison qu’elles ne se courbent pas devant leur sujet, mais au contraire, l’affrontent bravement et le soumettent à leur langue et à leur vision. En début d’année, on a salué Le Royaume d’Emmanuel Carrère ; aujourd’hui, on s’incline devant Eroica, de Pierre Ducrozet. Il fallait du courage[2] pour s’emparer de la vie de Jean-Michel Basquiat, pour se frotter au génie sans se brûler les ailes ; il fallait du talent pour ne pas se faire avaler tout cru par la puissance du mythe. Le jeune romancier avait tout cela. A la fin des années 70, un soir de défonce, un jeune noir de Brooklyn recouvre les murs de Manhattan de phrases énigmatiques et donne naissance au délire SAMO (Same Old Shit) : s’attaquer au chaos du monde, avaler toute cette vieille merde, devenir la matrice qui aspire le fric et le bourgeois, le grand souffle, le nouveau messie. SAMO intrigue vite. Puis c’est l’ascension, qu’on devine fulgurante : Jay commence à peindre sur de la mousse en polyester et du bois de charpente trouvé dans la rue. Les marchands d’arts, les critiques, les collectionneurs s’excitent, Warhol l’adoube, Madonna s’amourache, il devient l’événement. Ça tombe bien, le garçon a toujours voulu être un héros. Il sera le héros du Street Art, le créateur d’un langage pictural qui dépèce les corps et entaille les phrases, qui...

Petits Oiseaux, Yôko Ogawa

Imaginez votre vie, pleine de relations, d’activités passionnantes ou nécessaires, de voyages rocambolesques à l’autre bout du monde. Jusqu’à quel point pourrait-on lui ôter ses apparats sans qu’elle ne perde sa valeur ? Yôko Ogawa tente cette expérience du vide : avec une infinie délicatesse, et sans a priori, elle dévoile la vie de deux hommes, leur handicap ou leur désœuvrement. Une découverte éblouissante qui nous purge de nos préjugés et de nos besoins frénétiques. Un vieux monsieur est retrouvé mort chez lui, une cage à oiseau sur le ventre. A partir de là, le roman retrace la vie infime de cet homme voué à l’ombre et au silence. Il a grandi sous la coupe d’un aîné qui, à l’âge de onze ans, a définitivement renoncé à parler le langage communément partagé pour adopter une langue qu’il est seul à pratiquer et qui s’inspire du vocable oublié des oiseaux : le pawpaw. Le cadet le comprend sans pour autant parvenir à le parler lui-même. Aussi longtemps que l’aîné vit, les deux frères restent unis par des rituels immuables puis le cadet continue seul à occuper une place minuscule dans un monde de plus en plus petit, jusqu’à ce qu’il devienne lui-même tuteur de plus fragile et de plus insignifiant que lui. L’auteur se place à une distance respectueuse de ses personnages. Au lieu de saisir la lorgnette dans son sens habituel, elle la renverse : on s’éloigne donc du modèle. On l’aperçoit tout petit, de très loin, mais avec une étonnante acuité. Jamais Yôko Ogawa n’arrachera les deux frères à leur anonymat. Ils n’auront d’identité que par les liens qui les rattachent à un univers des plus restreints : l’aîné et le cadet, le monsieur aux petits oiseaux. Les personnages eux-mêmes agissent avec la même discrétion pour observer le...

Bad Girl, Classes de littérature, N. Huston

Ecrit avec le souci d’éviter l’auto-complaisance, l’essai autobiographique de Nancy Huston propose une forme éclatée qui renouvelle en profondeur les codes du genre. En dépit de quelques artifices parfois gênants, l’exercice est réussi et souvent très émouvant.  Autant le confesser tout de suite : j’entretiens avec l’œuvre de Nancy Huston un rapport très personnel, qui peut expliquer l’apparition de ce « je ». Impossible de feindre une distance artificielle, impossible d’aborder ce livre comme je le fais habituellement avec les autres. Nancy Huston m’a occupée pendant une année universitaire (« Lien entre création littéraire et condition féminine dans Cantique des Plaines et Instruments des Ténèbres » de Nancy Huston » – le titre seul me fait frémir de honte aujourd’hui), mais elle a surtout été une inspiratrice, un mentor, pourrait-on dire, si le terme n’était pas aussi sexué. Tout au long de la vingtaine, j’ai suivi toutes ses publications et je l’ai aimée, démesurément : son tempérament iconoclaste, sa conception si singulière du féminisme, son obsession de la marge, son rejet du nihilisme, tout m’enthousiasmait. Ces dernières années, je me suis un peu éloignée d’elle, elle m’a même souvent agacée. Je n’ai même pas lu son dernier roman, c’est dire. Mais au regard de tout ce chemin tracé ensemble, il m’était difficile de passer à côté de ce qu’on pourrait appeler communément son autobiographie. Comme son nom l’indique, Bad Girl, Classes de littérature retrace une trajectoire littéraire : comment une enfant née à Calgary au Canada est devenue romancière et essayiste de langue française ? Quels sont les chemins qui peuvent conduire à changer de pays, de langue pour s’ « autoriser » enfin ? Quelles sont les névroses nécessaires à la création ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et Nancy Huston ne craint pas les raccourcis : elle est devenue écrivain parce que sa mère l’a...

Pas Pleurer, Lydie Salvayre

Les récits d’hommage à la mère, de Sido au Livre de ma mère, sont souvent à mettre à part dans un parcours d’écrivain. Sans doute parce qu’ils permettent un accès de plain pied au biographique et à l’intime, peut-être aussi parce que la vague de tendresse et de gratitude qui porte alors le geste de l’écriture appelle à un dépassement unique. Tel l’émouvant Pas pleurer, qui vaut à Lydie Salvayre la reconnaissance du prix Goncourt en 2014. Ne pas pleurer sur l’amant envolé, le goût perdu de la liberté, la mort du frère, la défaite, l’exil, l’explosion de la famille : voilà ce qu’a appris à faire Montse du haut de ses seize ans, ce qui lui a valu de survivre à la guerre d’Espagne et d’en faire le récit plein d’humour à sa fille, en 2011. Récit inattendu, inespéré, qui s’amorce un jour devant la télévision, alors que Montse vieillie perd la mémoire de sa vie en France mais garde intacte celle de l’été 36. Car cet été-là demeure résolument l’acmé d’une existence. Rien n’est comparable au souffle de liberté qui atteint le village reculé de Montse lorsque José, son grand frère, revient d’un travail saisonnier avec les mots de justice, de révolution, d’égalité pleins la bouche. Convaincu par les idées anarchistes et déterminé à défendre la jeune République, José inculque à Montse l’idée ahurissante qu’un autre monde est possible, en rupture avec une soumission séculaire à l’autorité bourgeoise, ecclésiastique et paternelle. Face à la résistance des villageois, Montse et José s’embarquent alors pour Barcelone, où l’adolescente verra des hommes brûler l’argent « comme on brûle l’ordure » et s’éveillera à l’amour. Le témoignage de la mère n’est cependant pas le seul prisme à travers lequel Lydie Salvayre revisite la guerre civile espagnole. Elle construit son...

Nos Disparus, Tim Gautreaux

Le 13 novembre, la France célébrait la journée de la gentillesse : voilà un livre qui pourrait s’en faire l’ambassadeur. Sans simplification ni volonté d’édulcorer une réalité difficile, l’auteur y propose une alternative à la violence en campant un personnage de vrai gentil au pays des truands. Sam Simoneaux débarque en France le 11 novembre 1918 depuis sa Louisiane natale. De la guerre, il ne verra que de grands champs de désolation et une petite orpheline mutilée qu’il laissera derrière lui pour retourner chez lui, à la Nouvelle-Orléans, et qui lui donnera le surnom de « Lucky ». De la chance, pourtant, il n’en a pas eu tant que ça : ses parents, son frère et sa sœur ont été massacrés, alors qu’il avait six mois, pour une sordide histoire de vengeance et d’honneur. Une mauvaise fièvre a emporté son fils, âgé de deux ans, et alors qu’il occupe une place confortable de chef d’étage dans un grand magasin, une petite fille est enlevée sous ses yeux sans qu’il ne puisse rien faire. Il subit alors les reproches de son patron, qui le licencie, et des parents de Lily, qui l’accusent de n’avoir pas fait son devoir. Poussé par le besoin d’argent et l’espoir de retrouver sa place, hanté par les disparitions qui ont jalonné sa vie et mû par une irrésistible bonté, il s’engage comme troisième lieutenant sur un bateau-dancing à vapeur aux côtés des Weller, pour les aider à retrouver leur fillette. C’est le début d’une improbable épopée au fil de l’eau. L’intrigue est celle d’un roman policier, et Lucky mènera l’enquête à son terme ; mais loin des polars et des séries actuelles au rythme effréné, Tim Gautreaux fait le choix anachronique de la lenteur :  pour tout moyen de locomotion, Sam disposera du bateau à vapeur...

Meursault, Contre-enquête, Kamel Daoud

Kamel Daoud s’empare du plus célèbre roman de Camus pour en proposer une lecture inédite. Il met en lumière l’incompréhension qui définit les rapports franco-algériens depuis la guerre d’indépendance et trouve une possible sortie de crise par la reconnaissance d’une fraternité commune. Un texte ambitieux, beau et subtil ! Haroun, vieux pilier de bar solitaire, trouve un auditeur intéressé dans l’oreille duquel déverser le récit dramatique de sa vie. Il est le frère de « l’Arabe », tué par Meursault. Et depuis le crime, il est condamné à mener l’enquête, encore et encore, autour de cet assassinat escamoté par l’auteur de L’Etranger. Nouveau Sisyphe, il a passé sa vie à remonter des pistes éternellement décevantes. Kamel Daoud fait sienne la première personne qui s’imposait déjà dans L’Etranger de Camus, roman dans lequel Meursault livre sa seule version des faits, ce qui appelle nécessairement une contre-enquête. Dès lors, Haroun prend possession du texte abandonné à la postérité par l’assassin de son frère, comme les Algériens se sont emparés des terres et des maisons des colons après leur départ : « je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier, et ses expressions, sont mon bien vacant ». On retrouve ainsi des passages entiers du texte camusien, mais comme digérés et réinventés. Cette Contre-enquête s’apparente également beaucoup à La Chute, le texte le plus personnel de Camus : le roman de Daoud est tout aussi déconcertant, longue litanie dont on ne sait trop si elle tient plus du radotage ou de la méditation, de l’accusation ou de l’autocritique. Analyses et sarcasmes tissent une trame extrêmement dense. A plusieurs reprises,  le narrateur souligne la complexité...

Le bonheur national brut, François Roux

Malgré un début laborieux et par trop caricatural, François Roux propose une réflexion complexe sur le bonheur individuel et collectif à travers le destin de quatre garçons ancrés dans leur époque. Le Bonheur National Brut est l’unité de mesure qu’a choisie le Bhoutan, petit pays asiatique de confession bouddhiste, pour évaluer les richesses réelles et psychologiques de son peuple. C’est aussi le titre du roman de François Roux qui retrace la vie de quatre jeunes hommes à partir de l’élection de François Mitterrand, en 1981, jusqu’à l’élection de François Hollande, en 2012. C’est une perspective engageante dans le marasme individualiste ambiant ; on rêverait volontiers d’un idéal collectif. Mais les cents premières pages du roman ne sont pas une partie de plaisir. L’auteur construit laborieusement ses quatre personnages de manière caricaturale. Paul, jeune homosexuel est le rejeton d’une famille bourgeoise ultra-conservatrice. Son meilleur ami, Rodolphe, de l’autre côté de l’échiquier politique, a été élevé par un père communiste et syndicaliste et se révolte contre son milieu en s’engageant corps et âme dans le socialisme. Tanguy est le fils prodige d’une famille de petits commerçants et incarne un libéralisme décomplexé façon Bernard Tapie. Benoît, enfin, que l’on découvrira en dernier, est orphelin. Recueilli par ses grands-parents agriculteurs, il a vécu une enfance solitaire et heureuse au milieu de la nature qu’il parcourt, appareil photo sous le bras. On ne comprend pas vraiment ce qui lie ces  garçons à l’amitié d’ailleurs conflictuelle. Et de bonheur national, il n’en est pas vraiment question Les jeunes gens sont bien plus intéressés par leur vie sexuelle naissante que par un possible renouveau politique. Le roman verse volontiers alors dans la trivialité la plus basse. Le seul qui pourrait incarner cette belle aspiration sociale, Rodolphe, ne fait pas vraiment rêver : il...

Constellation, Adrien Bosc

Le Constellation, « nouvelle comète d’Air France », se crashe sur l’île de Santa Maria dans l’archipel des Açores le 27 Octobre 1949. Peut-être connaissez-vous l’événement pour son côté people (Marcel Cerdan, le célèbre boxeur, sommé d’annuler son billet de paquebot pour rejoindre au plus vite Edith Piaf à New-York…). Le roman d’Adrien Bosc propose soixante-cinq ans plus tard le récit complet du dernier vol du F-BAZN et de ses passagers. Un premier roman remarquable, dont on ne peut que saluer l’ambition et la maîtrise. Un essai ou un roman? L’aspect documentaire de Constellation ne saurait masquer la part laissée à l’imaginaire. Le livre alterne les chapitres consacrés au récit du vol lui-même et de courtes biographies des passagers qu’on devine partiellement romancées. Il y a les Vies illustres  de Marcel Cerdan le boxeur et de Ginette Neveu, célèbre violoniste, mais aussi toutes ces Vies Minuscules restées dans l’ombre : citons celle d’Amélie, petite ouvrière bobineuse de Mulhouse appelée à Détroit par sa marraine, directrice d’une usine de bas-nylon qui l’a désignée comme son unique héritière ; celle d’Edward Lowenstein, directeur de tannerie  fraîchement divorcé, mais fermement décidé à un ultime aller-retour pour tenter une réconciliation ; celle de Jenny Brandière, propriétaire de champs de canne à sucre qui ramène sa fille très grièvement accidentée à Cuba ; celles de ces cinq bergers basques qui émigrent pour revenir quelques décennies plus tard s’installer dans la vallée. Des bribes, des fragments d’existences qui sont autant d’épiphanies romanesques, autant de romans possibles, mais empêchés. A travers ces biographies fragmentées, Adrien Bosc construit les figures très modernes d’un romanesque sans roman. Il se détache des longs récits pour faire scintiller chaque étoile de manière presque autonome. Car c’est d’une « constellation » qu’il s’agit – Adrien Bosc ne cesse de jouer sur la polysémie du mot –...

Le Royaume, Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère nous livre le résultat d’un projet ambitieux : raconter les débuts hésitants d’une religion, qui ne s’appelle pas encore christianisme, après la mort honteuse de son leader mais avant sa reconnaissance internationale. C’est une somme érudite mais surtout une formidable méditation personnelle dans laquelle nous suivons le cheminement d’un homme en quête. Presque cent-cinquante ans après le « Dieu est mort » de Nietzsche, alors que le christianisme est chahuté de toutes parts, le projet d’Emmanuel Carrère aurait de quoi rebuter : 630 pages consacrées aux débuts hésitants d’une religion, marginale et subversive il y a deux mille ans, aujourd’hui adoptée par plus de deux milliards d’individus. Pari audacieux donc, mais pari réussi ! Carrère néglige Jésus, le leader charismatique qui meurt dans un quasi-anonymat, pour suivre Paul et Luc dans leurs pérégrinations au cours de la seconde moitié du premier siècle après Jésus Christ. Pas Saint Paul et Saint Luc, figés par une longue tradition hagiographique, mais Paul et Luc, tout simplement, deux hommes, inspirés et fervents, certes, mais faillibles et maladroits.  Le premier est illuminé, fanatique, jaloux et masochiste ; le second un peu tiède, tout en compromis et en euphémismes. Alors que l’auteur se présente volontiers comme « un petit bonhomme inquiet et ricaneur », « égocentrique et moqueur », trop « intelligent », il abandonne toute ironie et trouve un ton bienveillant, sans être pour autant complaisant, pour décrire « une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple », selon les termes qu’il emprunte à Marguerite Yourcenar. Mais il sait de quoi il parle : il a été tenté par le catholicisme, et l’a pratiqué, trois ans durant, de la manière la plus dogmatique qui soit. Il en est revenu et se définit désormais comme agnostique. « Affaire classée alors ? Il faut qu’elle ne le soit pas tout à...

l’Amour et les forêts, Eric Reinhardt

Bénédicte Ombredanne est une femme meurtrie, harcelée par un époux pervers et manipulateur. De ce qui ressemble à un tragique fait divers, Eric Reinhardt tire un beau roman, entaché toutefois de maladresses stylistiques et de choix narratifs peu convaincants… Tout sourit cette année à Eric Reinhardt, puisque son dernier roman figure déjà dans les listes de deux prix littéraires majeurs, le Renaudot et le Goncourt. L’Amour et les forêts est en outre largement plébiscité par la critique et les lecteurs : à l’heure où j’écris, le romancier est dans le top dix des meilleures ventes. L’auteur de Cendrillon n’est pas là par hasard et a patiemment construit son œuvre littéraire dès les années 90, avec pour fil rouge les rapports concrets de l’homme avec un capitalisme aliénant. Le Système Victoria, paru en 2011, constituait en quelque sorte le point d’orgue diablement efficace de ce travail. Avec L’Amour et les forêts, Eric Reinhardt déplace quelque peu sa perspective et aborde le harcèlement dont sont victimes les femmes au sein de leur vie conjugale. S’appuyant sur des témoignages reçus, il narre la vie tragique de Bénédicte Ombredanne, professeur de français discrète, victime d’un époux manipulateur et sadique qu’elle ne sait pas quitter. Dans cette existence violente, seule son aventure, fugace et bouleversante, avec un quasi inconnu rencontré sur Meetic, représente une consolation et lui permet de toucher du doigt le bonheur amoureux. Reinhardt possède à n’en pas douter le sens du romanesque. Il fabrique une mécanique redoutable dans laquelle le lecteur est inexorablement entraîné. Pour cela, certes, il faut passer les premières pages, peu inspirées et qui nous laissent à distance. Mais lorsque l’on entre enfin dans le foyer de Bénédicte Ombredanne, on est saisi par le sentiment du tragique devant ce personnage broyé par la présence...

Blast, Manu Larcenet

Avec le Tome IV de Blast, Manu Larcenet conclut une saga atypique qui donne à voir la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre. Une expérience de lecture éprouvante, mais essentielle.  Il est difficile de synthétiser dans un bref article une œuvre aussi foisonnante que Blast. En ouvrant le tome 1, le lecteur est immédiatement plongé dans le vif du sujet, mais le voilà pour le moins déconcerté : les cinq premières pages se dressent, monumentales et épurées, comme un écran au sens, dans un subtil dégradé de noir et de gris, sans aucune bulle pour expliquer la situation. Une ville dans la grisaille. Un homme seul, impassible, grasse carcasse dans une pièce démesurément vide. La gigantesque tête d’un Moaï, statue de l’île de Pâques couvant l’homme de son terrible regard de pierre. Ce n’est qu’ensuite que le décor sordide d’une garde à vue se dessine. Deux flics, comme on pourrait les trouver dans n’importe quelle série policière, tantôt hargneux, tantôt cajoleurs, essayant de comprendre, comme nous. Mais l’auteur ne désire pas que l’on y parvienne. Un lourd dossier écrase Polza en garde à vue ; il en prendra pour perpète ; soit. Mais de quoi l’accuse-t-on ? Est-il coupable, ou victime de l’acharnement judiciaire ? Nulle réponse ne nous est donnée mais un avertissement  : « Il m’aura fallu attendre que mon père meure pour ne plus me satisfaire de ma minute réglementaire [de parole]. Aujourd’hui, si j’ai besoin de plus de temps, je le prends ». Vous voilà prévenus : il  faudra être patient, laisser l’intrigue au second plan, vous perdre sur la route sinueuse d’un esprit torturé, au risque de ne pas comprendre, de ne pas pouvoir trancher ni juger. A l’affût, au détour d’une case, vous pourrez glaner un vague indice, toujours...

Hommage à Jean-Claude Pirotte

Le poète et écrivain Jean-Claude Pirotte serait mort en mai 2014 Plume d’oie sur feuille blanche : j’écrivais à l’autre bout de l’Europe un mémoire sur Jean-Claude Pirotte. Appliqué et grotesque comme sont ceux qui ressentent violemment leur imposture. Il faisait froid. La nuit tombait à quinze heures. De temps à autre, la corne d’un ferry appareillant sur la Baltique secouait mes pensées engourdies. J’étais dans les brumes avec Pirotte. Dans le mirage des brumes. Sa phrase remontait en pendulant doucement dans la gorge, se déployait en coteaux et en combes puis s’affaissait sur son désespoir qui éclairait bizarrement le pavé. Ma plume d’oie sur cahier blanc manœuvrait sans inspiration les ustensiles de boucherie stylistique. De l’isotopie par là, du sujet lyrique autant que de l’énonciation…un titre pompeux : « Un chant qui toujours déchante, poétique de la Vallée de Misère, etc ». Je marchais sur des œufs, avec des grosses tatanes. Je buvais des pils insipides. Pas de vin là-haut. J’avais lu très tard, au milieu des nuits, seul ou presque dans la bibliothèque universitaire du département de romanistik, j’avais lu sa phrase sinueuse et limpide. Je voulais me faire une foi de ce poète qui vivait en poésie, qui avait marchandé aux limites du monde social avant de s’exiler en poésie : les fugues d’enfance et d’adolescence, l’avocat réfractaire, la condamnation et la cavale, l’impossible rédemption littéraire, l’inaccessible péremption des peines…Les petits poèmes presque anodins de La vallée de misère au milieu de cette fugue reflétaient en journal de bord désaxé ma propre fugue sans rime ni raison. Que foutais-je exactement là-haut ? Pourquoi Pirotte ? Je me cherchais. Je me cherchais où j’étais sûr de n’être pas. Je cherchais ce qu’était la poésie de l’époque. Je me plantais complètement. J’avais déniché le plus inactuel des contemporains, et...

Roman américain, Antoine Bello

Vlad Eisinger est journaliste au Wall Street Tribune et réalise une série d’articles autour d’un nouveau produit financier dont seule l’Amérique a le secret. Il étudie les rouages du life settlement, qui consiste à racheter les assurances-vie de particuliers en comptant sur leur décès prochain pour rafler la mise. Ce procédé est l’occasion de dérives moralement suspectes. Son terrain d’enquête est la petite ville de Destin Terrace, une bourgade de Floride où se croisent les professionnels de l’assurance, du life settlement et de simples retraités. Dan Siver, le deuxième narrateur de ce Roman Américain vit seul au sein de cette petite société, qu’il observe avec distance. Loin des combines financières, lui rêve d’écrire le prochain grand roman américain. Les personnages de Destin Terrace et la littérature sont d’ailleurs les deux sujets privilégiés des mails que s’échangent régulièrement Siver et Eisinger, bons amis depuis l’université. Le dernier roman d’Antoine Bello fait ainsi se succéder les articles de journaux, qui ouvrent chaque chapitre, les mails que s’envoient les deux compères et le récit de Dan Siver sur la vie à Destin Terrace. Son œuvre n’a volontairement rien d’un grand roman américain : on perçoit rapidement que l’enjeu pour Bello est de dépeindre, à  travers le microcosme de Floride, l’individualisme et le manque d’aspirations d’une partie de la société américaine, tout affairée à courir après les dollars et à monétiser sa propre mort. La double narration, elle, permet de prendre la mesure de cette « american way of life », alternant la description macroéconomique du life settlement et l’observation de terrain que constitue le journal de Dan Siver. Mais en dépit de sa construction élaborée, a priori séduisante, le roman est une vraie déception. Roman Amércain souffre de deux défauts majeurs. Premièrement, son intérêt repose presque exclusivement sur les procédés...

August, Christa Wolf

August est le dernier récit de Christa Wolf, l’écrivain le plus célèbre de l’ex-République Démocratique Allemande. Ses mésaventures politiques – on lui a beaucoup reproché son ambivalence face au régime communiste- ont longtemps masqué l’importance de sa voix artistique en Allemagne. Pourtant, Christa Wolf est l’une des plus grandes, et la lecture de ce bref récit peut suffire à vous en convaincre. Prenez une heure pour lire August, et vous vous plongerez pendant votre été dans Trames d’enfance ou Le ciel partagé. August a été écrit au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort, et ces quelques pages ont la délicatesse d’une dernière révérence parfaitement maîtrisée.  L’émotion est contenue dans un étau que la dédicace finale à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf, réussit seule à desserrer : « Que pourrais-je t’offrir, très cher, sinon quelques pages écrites où sont recueillis bien des souvenirs de l’époque où nous ne nous connaissions pas encore ? (…) C’est à peine si je puis dire « je », la plupart du temps, c’est « nous ». Sans toi, je serais quelqu’un d’autre. Mais je ne t’apprends rien. Les grands mots ne sont guère de mise entre nous. Juste ceci : j’ai eu de la chance ». Tout ici a un parfum de crépuscule : l’auteur se demande ce qu’est devenu l’un des personnages rencontrés dans son roman autobiographique Trames d’Enfance écrit vingt-cinq ans plus tôt.  A quoi a pu ressembler la vie d’August, ce jeune garçon un peu gauche, presque simplet, croisé dans un château transformé en sanatorium peu après la fin de la guerre, et qui concevait pour elle un si étrange amour? Le récit navigue entre deux temporalités, les souvenirs déjà lointains du sanatorium et le présent d’un trajet au volant d’un car de tourisme : August a maintenant soixante-huit ans, il transporte un groupe...

Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad....

L’invention du spiritisme dans l’Amérique puritaine de la fin du XIXème… Quel sujet ! Surtout quand on sait que le maître d’œuvre de cette vaste entreprise est Hubert Haddad, le styliste délicat du Peintre d’Eventails, un auteur que l’on aime. Et pourtant, Théorie de la Vilaine Petite Fille est le grand roman raté d’un grand écrivain. On s’explique. Hubert Haddad choisit de raconter l’histoire vraie de Kate et Margaret Fox, deux fillettes de l’Amérique profonde qui, investies du pouvoir de communiquer avec l’au-delà, vont inventer le spiritisme sans même s’en rendre compte.  Quand Mister Splitfoot (« Pied fourchu »), fantôme d’un représentant de commerce lâchement assassiné dans leur petite maison, les prend en amitié, leur existence s’en trouve entièrement redessinée. Animée d’un solide esprit mercantile et appuyée par les banquiers de Wall Street, la sœur aînée, Leah, prend les deux enfants sous sa coupe et organise des séances publiques de démonstration qui se vendent comme des petits pains. Le spiritisme devient un phénomène de société qui dépasse rapidement les frontières d’Hydesville et remue toute l’Amérique. Le Vieux Continent est bientôt lui aussi gagné par la fièvre. Mais la mécanique du succès ne tarde pas à grincer, les deux jeunes filles perdent pied, victimes expiatoires de la course au progrès qui caractérise l’Amérique de ces années-là. Le libéralisme se propage à toute vitesse dans le monde du surnaturel, les charlatans les plus habiles s’en mettent plein les poches, et les sœurs Fox finissent pitoyablement. Un sujet terriblement alléchant. L’ambition est là : Théorie de la Vilaine Petite Fille a des accents balzaciens. Le roman est monstrueux, il avale les lieux, les époques, les personnages avec un appétit d’ogre. Hubert Haddad a le désir de peindre toutes les facettes de cette folle Amérique : esclavagisme, abolitionnisme, féminisme, construction des premiers gratte-ciel,...

En Ville, Christian Oster

Christian Oster est souvent présenté comme un romancier de « l’ordinaire »; certains connaissent peut-être déjà la veine très réaliste de ses précédents récits, Mon grand appartement, ou Une femme de ménage, adapté au cinéma par Claude Berri. La réédition par les éditions Points de En ville, récompensé en 2013 par le prix Landerneau, est l’occasion de découvrir ou redécouvrir cet écrivain français, et de mieux comprendre ce travail sur « l’ordinaire ». Pour commencer, n’attendez aucun dépaysement géographique. La cartographie du récit est celle de Paris, à laquelle les personnages n’échappent pas même s’ils se préparent d’un bout à l’autre du roman à quitter la capitale pour d’hypothétiques vacances. Rues, cafés, voies rapides, hôpital, tels sont les lieux récurrents de la fiction. Ne vous attendez pas non plus à côtoyer des personnages remarquables, qui sortiraient du commun et proposeraient des modèles d’existence : Jean, Georges, William, Paul et Louise sont des urbains englués, des cinquantenaires aux vies médiocres et indécises. Même ce qui les unit semble pauvre et petit. Voilà quelques années qu’ils partent en vacances ensemble, ils se considèrent comme des amis mais ignorent presque tout les uns des autres. Au fil du roman, les personnages sont pourtant touchés par des accidents de vie qui paraîtraient propices à une sincérité nouvelle des rapports. Mais non. Christian Oster ne semble confronter les uns et les autres à ces ruptures que pour montrer qu’ils ratent le coche. Le rendez-vous programmé pour rendre hommage à William, décédé quelques jours plus tôt, tourne ainsi au fiasco: « A un moment, je n’ai plus pu me contenir et je lui en demande pardon, j’ai parlé de William, j’ai dit que je pensais à William qui aurait dû être là alors que je ne pensais pas du tout à William, je pensais que...

Ethan Frome, Edith Wharton

Julie Wolkenstein n’a pas choisi de traduire Ethan Frome. Le roman d’Edith Wharton lui tombe dessus un soir d’hiver, alors qu’elle est immobilisée par une jambe cassée : comme elle, le héros éponyme est estropié du côté droit. Curieux hasard qui n’explique pas entièrement la fascination que le personnage exerce sur elle : « En commençant, j’avais oublié qu’Ethan était handicapé du côté droit, comme moi, c’était trop beau. Je me suis laissé happer par le texte que j’ai traduit d’une traite, portée par son intensité dramatique ». Edith Wharton nous a habitués aux salons new-yorkais, et les pérégrinations de la jeune Lili Chez les Heureux du monde n’ont apparemment pas grand-chose à voir avec le chemin de croix du jeune Ethan sur les cimes glacées de la Nouvelle-Angleterre. Pourtant, ce court roman atypique témoigne des mêmes tourments, des mêmes obsessions : comment échapper à la rigidité de la morale et vivre enfin ? Est-ce même possible ? A cet égard, Ethan Frome est d’une noirceur absolue : pas une once d’ironie pour colorer l’ensemble, le tableau est sans nuance, même de gris. Souvent, on pense aux heures les plus sombres de Maupassant, à toutes ses nouvelles d’un réalisme si âpre qu’elles en deviennent presque insupportables (« Première neige », par exemple).  A la fin du XIXème siècle, Ethan Frome est un jeune homme pauvre qui aime les livres et rêve de voyages. Mais ses aspirations pèsent bien peu face aux laborieuses contraintes qui sont les siennes : la vieille ferme et la scierie, douloureux héritages qui coûtent tant d’efforts et ne rapportent rien ; la femme, vieille cousine épousée au gré des circonstances, hypocondriaque sévère qui transporte sa morbidité dans chacun de ses menus déplacements. C’est une vie sans vie, une existence rugueuse, comme le décor qui l’enveloppe. Mais Ethan tombe amoureux et tout bascule...

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

Tanguy Viel nous prévient  dès les premières pages de La disparition de Jim Sullivan : il va écrire un roman américain, ou plutôt un roman international, en bref, quelque chose dont la résonance dépassera les frontières de l’hexagone. Parce qu’il faut bien l’avouer : « même dans le Montana, même avec des auteurs du Montana qui s’occupent de chasse et pêche et de provisions de bois pour l’hiver, ils arrivent à faire des romans qu’on achète aussi bien à Paris qu’à New-York (…). Nous avons un pays qui est deux fois le Montana en matière de pêche et de chasse et nous ne parvenons pas à écrire des romans internationaux ». Le défi est lancé : en dépit de sa franchouillardise, Tanguy Viel va essayer de voir grand. On comprend vite que cette intention est fallacieuse: La Disparition de Jim Sullivan s’apparente plutôt à une dissection méthodique et amusée des codes du genre. L’auteur choisit de se mettre en scène en train d’écrire, exhibant ainsi la mécanique du roman US avec une ironie corrosive. La phrase est longue, méandreuse, elle enchaîne les liens de subordination pour mieux souligner les soubresauts de cette conscience en plein processus de création. Tanguy Viel use et abuse de la prétérition, très utile pour faire ressortir les ficelles : « Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je sais qu’il faut en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs ». Le procédé est efficace, mais pas révolutionnaire. Dans les années cinquante, les écrivains du Nouveau-Roman appliquaient cette même recette pour décongestionner le roman traditionnel hérité du réalisme balzacien. Et pourtant, Tanguy Viel excelle : la petite voix ironique qui se superpose à la narration est absolument tordante, et le lecteur s’amuse tout autant que l’auteur. Espiègle...

Dans le Silence du vent, Louise Erdrich

Joe a treize ans, trois amis pour la vie, une passion sans limite pour Star Trek et les seins de sa jeune tante. Il vit sur une réserve amérindienne du Dakota du Nord, entouré d’une famille unie : le père, juge aux affaires tribales, est l’incarnation d’une paternité confiante et solide ; la mère, généreuse et aimante, a le don de sacraliser le moindre événement du quotidien. Au-delà des frontières de ce cercle intime, il y a tous les autres : l’oncle pompiste, alcoolo notoire à la trempe facile ;  la fameuse tante Sonja, plantureuse jeune femme, objet de tous les fantasmes adolescents ; les grands-parents, grabataires déglingués, dont la lubricité n’a d’égale que la joie de transmettre et de raconter ; et puis tous les autres, les cousins, les parents, les frères des amis, personnages hauts en couleur qui assument tous leur part de responsabilité (ou d’irresponsabilité…) dans la vie du jeune garçon. Toute cette smala vivote plutôt joyeusement dans les limites étroites de la réserve. Pas de misérabilisme de mauvais goût : ici, on n’est pas plus malheureux qu’ailleurs. Pourtant, le drame survient et renverse tout. Un soir, la mère de Joe est agressée : sauvagement battue et violée, elle doit à son seul sang-froid d’échapper à l’immolation. Enfermée dans le mutisme, elle tait le nom de son bourreau. Le père tente de répondre à cette violence par les armes qui sont les siennes : il participe aux maigres investigations, recueille des témoignages, revisite tous ses dossiers, formule des hypothèses. Mais toutes ses tentatives se heurtent à un hiatus juridique : si tout semble désigner le même homme, le procès ne peut s’ouvrir tant qu’on ne connaît pas l’endroit exact du crime. Or, l’agression s’est produite dans les environs de la Maison-Ronde, haut lieu de la réserve qui accueillait...

En finir avec Eddy Bellegueule, E. Louis

Edouard Louis, 21 ans, normalien, jeune homme délicat et bien mis dont le discours bourgeonne déjà de références littéraires et philosophiques, n’est pas un héritier comme on pourrait l’imaginer. Non, lui déjoue sans demi-mesure les observations et analyses de Bourdieu, sociologue qu’il connaît bien pour avoir dirigé une étude sur son œuvre. Il n’est pas le brillant descendant d’une lignée d’universitaires parisiens mais l’indigne rejeton d’une misérable famille picarde. Edouard Louis n’est d’ailleurs pas Edouard Louis ; ce patronyme classique et bourgeois est celui qu’il s’offre pour sa naissance en littérature, dans une sorte d’auto-sacrement qui l’intègre à l’élite. Son nom d’origine, lui, marque sans doute possible le milieu populaire dont il est issu, si bien qu’on le croirait également inventé : Eddy Bellegueule est ainsi l’autre face d’Edouard Louis, à la fois réelle (comme identité administrative) et fictive (comme identité narrative de son premier roman). Edouard a comme on dit pris le large, coupé les ponts, largué les amarres. En finir avec Eddy Bellegueule est autant une façon de justifier cette prise de distance qu’une manière peut-être de trancher les derniers noeuds qui rattachent à cette identité passée. « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux » : les premiers mots du roman annoncent la couleur. On pense à la célèbre phrase d’ouverture de Perec dans W ou le souvenir d’enfance, « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». Mais chez le jeune romancier, la mémoire de ce qui a été enduré est vive, précise, lancinante. Dans un récit méthodique divisé en chapitres thématiques ou chronologiques, Edouard Louis suit pas à pas le trajet de la souffrance. Il faut alors remonter aux origines car le drame d’Eddy Bellegueule est très tôt celui de l’inadaptation. Né dans un village ouvrier marqué par un ensemble de codes et...

Mon vrai boulot, Grégoire Damon

Grégoire Damon est un auteur lyonnais à l’écriture directe et corrosive. Son inspiration n’émane pas plus des saintes chapelles de la poésie qu’elle ne descend du ciel; elle remonte au contraire de l’autre source où se renouvellent les littératures : la ville, la rue, toute la matière cruelle de la vie contemporaine. Mon vrai boulot, le titre de son recueil, donne d’abord à entendre cela : une certaine façon de tenir la chronique des tribulations d’un jeune homme de petits boulots en petits boulots. Ni triviale ni nombriliste cependant, son écriture adresse une riposte aux agressions du monde social,  lesquelles se dissimulent dans le sinistre vocabulaire de notre actualité: agence d’intérim, nucléaire, OGM, crise, fastfood, etc. Grégoire Damon exorcise d’une façon goguenarde ce kaléidoscope, ces réalités répandues dans les écrans qui infusent nos perceptions incertaines : s’asseoir et regarder la mer et regarder la mer en streaming ce n’est pas la même chose que [… ]s’asseoir et regarder un feu de bois téléchargé légalement  La lecture de Mon vrai boulot, aux éditions du Pédalo Ivre suggère que l’auteur s’est fait la main sur scène, comme de nombreux poètes d’aujourd’hui. La quatrième de couverture mentionne des « lectures-performances et des concerts rock ». De là une prosodie qui ne s’embarrasse pas d’afféteries formelles, ne cherche pas à « troufignoliser l’adjectif » (Céline), pas davantage à fonder dans une quelconque avant-garde un futur académisme. Il s’agit d’abord de répliquer au tintouin de l’époque avec les armes qu’elle nous tend. Ses mots, souvent élimés, ses sonorités métalliques. De fait, les effets de rythme de ces textes en vers libre  témoignent, plus que d’une simple influence, de l’infiltration des musiques électrisées dans la matrice d’écriture : ce ne sont pas les paroles qui comptent c’est la musique tactactactactactactactactactactac la belle mitrailleuse d’exister Il reformule là...

En Mer, Toine Heijmans

Il est heureux. Après trois mois seul en mer à bord d’un petit voilier, Donald retrouve sa fille de huit ans pour la dernière étape de son périple. Maria le rejoint sur la côte danoise, et ensemble, ils font voile vers le port d’Harlingen, aux Pays-Bas, où les attend la mère de l’enfant. Deux jours de mer a priori sans risque, l’occasion de vivre une expérience entre père et fille et de raffermir les liens. Mais voilà, le ciel s’assombrit et l’orage menace. Donald n’en finit pas de tout contrôler – cartes, météo, boussoles, voiles –, surtout ne rien laisser au hasard, c’est une question de survie. Pourtant, au cœur de la tempête, Maria disparaît. Toine Heijmans expédie ce nœud essentiel dès les premières pages du roman, puis engage le récit rétrospectif des faits qui ont précédé l’accident. Il ménage à cette occasion une montée en tension impeccable, implacable, qui interroge les circonstances du drame : comment cela a-t-il pu se produire ? Qu’est-il vraiment arrivé ? On comprend bien vite que le narrateur est éreinté, à bout de nerfs, et que son témoignage n’est peut-être pas très fiable. La tension grandit au fur et à mesure que l’on fait connaissance avec ce personnage déboussolé, irresponsable, parfois même irrationnel. Le lecteur connaît l’issue, il aimerait  bousculer Donald, le faire réagir, mais  celui-ci s’enferre, tel une souris blessée qui, à grands coups d’indécisions, de revirements, de trajets incohérents, de fausses pistes, tenterait vainement d’échapper au chat. L’auteur sème lui-même des avertissements, dont Donald évite soigneusement de tenir compte. Comme ce pêcheur ivre qu’il compare pourtant au clochard qui, dans Moby Dick d’Herman Melville, conseille à Ismaël de ne pas monter dans la baleinière. « Only God Knows » (« Dieu seul le sait ») répond le pêcheur quand Donald le questionne...

Operation Sweet Tooth, Ian McEwan

Dans une longue interview accordée à François Busnel pour le magazine Lire, Ian McEwan affirmait récemment : « La vraie force d’un roman réside dans sa capacité à représenter le paysage intérieur d’un personnage ». Dans le cas présent, celui de Serena Frome, héroïne et narratrice du dernier roman du Britannique. Contrairement à McEwan dans Operation Sweet Tooth, nous ne ferons pas durer le suspense : son dernier opus, sans être un pensum intolérable, n’a pas l’étoffe de ces grands romans où l’on quitte à regret les personnages et leurs « paysages intérieurs »… C’est au mieux divertissant, au pire vain. Pourtant, l’affaire s’annonçait plutôt bien : McEwan dépeint, au travers de la belle Serena, l’Angleterre des 70s’ tiraillée, comme la protagoniste d’ailleurs, entre un conservatisme de bon aloi et une soif de liberté mal dégrossie. La narratrice, jeune anglaise bien sous tout rapport, doucement rebelle et naturellement conformiste, rencontre Tony Canning, un ancien du MI5, les services de renseignement britannique. Celui-ci, à l’issue d’une période idyllique de formation amoureuse et intellectuelle, lui obtient un poste subalterne au sein de l’agence. Après quelques mois de travail de secrétariat, elle se voit confier une véritable mission, Sweet Tooth, dont l’objectif est de favoriser l’émergence et la diffusion d’auteurs favorables à l’idéologie du bloc de l’Ouest. Elle fait ainsi la rencontre de Tom Haley, un écrivain prometteur selon les critères du MI5, dont elle tombe éperdument amoureuse, au point de compromettre sa mission et sa carrière. Force est de reconnaître que le projet de MacEwan est ambitieux. Naviguant entre roman d’espionnage, roman d’amour et récit d’apprentissage, il brosse le portrait d’un Etat anglais morose, angoissé par son déclin, soucieux de contenir les assauts terroristes de l’IRA et l’invasion des idées marxistes, usant de la force mais aussi d’une forme de soft power qu’illustre l’opération Sweet...

La Vie qu’on voulait, Pierre Ducrozet

Le roman de Pierre Ducrozet suit en quatre temps le parcours de cinq individus, Eva, Lou, Théo, Quentin et Manel, qui ont partagé leur jeunesse dans un Berlin « d’arrière-salles ». Leur passé, nébuleux, fragmentaire, de toute évidence sulfureux, les a séparés mais ils restent liés par ce qu’ils ont vécu. Cette jeunesse est condamnée dès le début par les personnages eux-mêmes. Mais avec la première partie, Retour de flamme, elle s’impose à nouveau sur le devant de la scène comme quelque chose de mal guéri. Le roman démarre ainsi avec le retour de Manel, le seul qui semble être allé jusqu’au bout de leur folie adolescente et s’y être perdu pour toujours. Les autres ont fui dans un avenir conventionnel qui n’en satisfait pourtant aucun ; Manel revient comme un scrupule dans les chaussures trop bien vernies de ses anciens compagnons de route. Leur inconfort fondamental, ironiquement souligné dès le début du roman, devient aussi le nôtre : les personnages se sont accommodés d’un morne quotidien, admettant que leur lutte enfantine contre le monde comme il va – fadeur, vanité, médiocrité – n’était pas moins vaine que celle d’une mouche dans un verre de vinaigre. La première partie nous rend ainsi palpable cette chose inavouée, la fait grossir, génère une tension qui ne peut que lâcher, pour le pire et le meilleur, sur fond d’un quotidien sans couleur : Lou qui « fait comme si », Eva et sa machine à capsules, « [déroulant] le fil des jours comme si de rien n’était », Théo qui « a compris depuis longtemps que la vie n’est pas ici », et Camille alias Quentin alias Sean qui se cache sous les masques d’une mythomanie bénigne et se drape d’une subversive désinvolture. Nous pressentons rapidement que les personnages croient seulement être passés à autre chose mais qu’ils nourrissent...

La Lune dans le puits, François Beaune

Drôle d’objet que le dernier opus de François Beaune. Entre Décembre 2011 et Avril 2013, le jeune romancier lyonnais a parcouru tout le pourtour méditerranéen en quête d’histoires vraies. La Lune dans le puits est la somme de tous ces récits. L’objectif ? Construire le portrait de « ce nouvel individu collectif, né au combat sur les vases grecs, le livre de l’avocat-supporter-architecte-de-cirque-en-sable-aubergiste-au-chômage-sirène-de-call-center-gymnaste-et artisane-de-médina-délocalisée, le livre du plombier-peintre-poète-à-la-retraite-joueur-de-oud-de-tavla-fumeur-de-chicha-cireur-droguiste-conteur-cremière ». Définir en quelque sorte une identité méditerranéenne – peut-on aujourd’hui encore oser l’expression ? – au-delà des clivages politiques, religieux, culturels qui agitent traditionnellement la région. Le projet est ambitieux, voire titanesque : il dépasse en tout cas largement les contours restreints de notre petit débat national. Chapoté par Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture, il ne saurait s’entendre sans son versant multimédia : aujourd’hui, les histoires s’écrivent sans François Beaune, et ce, directement sur le site du projet. Chaque habitant de la Méditerranée peut déposer son histoire vraie dans sa langue et sous la forme de son choix (vidéo, son, texte). Fin 2013, plus de 1300 histoires étaient en ligne. Ambitieux projet, donc, dont on peut attendre le pire comme le meilleur. Le pire ? Un recueil d’historiettes bien pensantes qu’on lirait en écoutant du Manu Chao sur des coussins bariolés et qu’on refermerait rassérénés, convaincus par toute cette belle humanité. Nous sommes tous des citoyens du monde, après tout… Le meilleur ? Une mosaïque bigarrée, en reliefs et en couleurs, qui prend à bras le corps la question de l’identité.  François Beaune nous offre cette seconde version : La Lune dans le puits est un livre fin et subtil, qui propose, en filigrane, un parcours intellectuel très convaincant. Au terme de son voyage, l’auteur propose courageusement un portrait de « cet individu collectif (…) révélé par ces reflets de lune ». On peut trouver cette définition consensuelle – on vous laisse juger… – mais elle a déjà le mérite d’exister. Le projet pourrait achopper sur bien des points, mais François Beaune contourne les difficultés avec une grande finesse. Ainsi, comment traduire tous ces récits sans les trahir ? Que faire des particularismes langagiers ? Comment retranscrire la parole du boxeur algérois ou de l’homme de la haute société du Caire ? L’auteur choisit  d’homogénéiser l’ensemble, alors qu’il aurait pu tenter de retranscrire l’oralité des uns et des autres. Paradoxalement, ce lissage linguistique donne plus de charge émotive aux histoires, elles sont lancées au lecteur comme des pierres brutes. Cette atonalité facilite l’identification du lecteur qui vibre sans qu’on se joue de lui : oui, La Lune dans le puits est un livre intense, qui serre le ventre et fait briller les yeux… On est saisi par l’histoire poignante de ce petit artiste juif qui meurt d’avoir sculpté le dernier repas d’une famille juive, alors qu’un officier allemand lui a commandé une reproduction de la Cène ; on s’émeut de la tentative désespérée d’un village palestinien pour vivre en autosuffisance, lors de la première Intifada, alors que des troupes israéliennes  s’acharnent à tuer leurs vaches cachées dans le maquis ; on est attendri par ce jeune aviateur sicilien qui a l’habitude de jeter dans les airs son sac de linge sale pour que sa mama le récupère… Reste alors à soulever la question la plus délicate: François Beaune est-il ici l’auteur de La Lune dans le puits ? Peut-on lui accorder l’autorité d’une œuvre qui n’est, pour une large part, qu’une collecte de récits ? La question est d’autant plus pertinente que le projet navigue aujourd’hui sur la Toile en complète autonomie. C’est pourtant bien à lui seul qu’il faut tirer notre chapeau. D’abord, parce qu’il est responsable du tri, de l’agencement – selon les âges de la vie, de l’enfance à la mort – et de la réécriture. Ensuite, parce qu’il dispose au cœur de l’œuvre des éléments très personnels. Ces digressions sont d’ailleurs un peu foutraques : reconnaissables par l’italique, elles empruntent tout autant à l’autobiographie qu’au récit de voyage, au reportage qu’au texte poétique. Se...

Au Revoir là-haut, Pierre Lemaitre

Novembre 1918. La guerre touche à sa fin, mais il faut encore survivre à d’inutiles massacres. Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle a besoin d’une dernière bataille pour parfaire son prestige avant que la guerre ne se termine. Pour motiver ses troupes, il tue lâchement deux de ses soldats, « un coup des Boches », pense-t-on dans la tranchée. Le soldat Maillard découvre la supercherie. Enterré vivant dans un trou d’obus dans lequel Pradelle l’a poussé, il est sauvé in extremis par Edouard Péricourt. L’un d’eux finit salement amoché. Puis, c’est la démobilisation. Comment survivre dans une société faite pour la paix, quand on est seul, défiguré, morphinomane et désespéré ? Comment retrouver goût à la vie ? En montant une arnaque culottée, un formidable doigt d’honneur à la « Patrie reconnaissante ». Le roman de Pierre Lemaitre, lauréat du Prix Goncourt 2013, fait immanquablement songer au Voyage au bout de la nuit de Céline ou aux dessins de Tardi. Albert et Edouard sont frêles, pleutres, effarés, paumés. Ces antihéros typiques se contentent d’abord de subir leur triste sort. Mais les gueules cassées de la Grande Guerre, au sens propre pour l’un, se rebellent en montant une combine imparable, escroquant les mairies, la population, la Nation tout entière, jouant du sentiment patriotique et exploitant le deuil jusqu’à l’os. Voilà une idée forte que cette vengeance absolue contre « l’arrière », contre la Patrie. Une vengeance teintée d’anarchisme qui pointe du doigt l’hypocrisie du Souvenir et méprise la pitié suscitée par les poilus revenus de l’enfer. Le roman, et c’est sa grande force, paraît donner la parole à deux macchabées revenus de la guerre, décidés bon gré mal gré à faire payer les vivants. Albert et Edouard sont liés par une touchante amitié dont les fondements – loyauté, morale – sont en complète contradiction avec l’époque...

Décompression, Juli Zeh

Lanzarote est une île paradisiaque, aride et sauvage, un soleil intense luit sur les facades blanches des demeures canariennes. Un lieu idéal pour Sven, ancien étudiant en droit reconverti en moniteur de plongée, dont le but, en s’y installant, était d’échapper à la société des hommes, à leurs jugements permanents. En quittant l’Allemagne, Sven a emmené avec lui Antje, sa compagne qui l’assiste à plein temps dans son entreprise de plongée touristique. Libéré des engagements du monde, baragouinant vaguement l’espagnol, Sven mène donc une vie retirée, tout entier absorbé par son activité sous-marine. L’arrivée de Theo et Jola, couple glamour et sensiblement perturbé, va bouleverser cet équilibre artificiel. Le dernier roman de Juli Zeh est un thriller psychologique dont la franche réussite tient d’abord à l’épaisse ambiguité du trio amoureux que forment Jola, Théo et Sven. Jola, la jeune et superbe actrice en attente du grand rôle de sa carrière, joue un double jeu dangereux. Elle aguiche outrageusement Sven mais guette en permanence les signes d’amour de Théo. Ce dernier, écrivain prometteur, est semble-t-il, en panne d’inspiration. Quant à ses pratiques sexuelles, elles témoignent d’une singulière perversité. Sven, si soucieux de rester à distance des conflits, est irrésistiblement attiré par la voluptueuse Jola ; sa volonté de désengagement est mise à rude épreuve au contact du couple. Sven est l’homme neuf, l’homme nouveau, à l’inverse de Théo, que Jola surnomme le « viel homme », tout à ses ruminations et à sa violence enfouie. Mais sa nonchalance, son calme de façade se fissurent insensiblement, à mesure qu’il s’empêtre un peu plus dans cette histoire confuse avec Jola, dont Théo est le témoin tour à tour complice et exaspéré. L’obscure tension du récit est habilement entretenue par la façon qu’a Juli Zeh de faire alterner les voix de...

Pamphlet contre la mort, Charles Pennequin

La phrase de Charles Pennequin est une foreuse, une spirale de fer qui  creuse dans la langue, tourne sur elle-même, remonte des tonnes de gravats, plâtreries, stucs, tessons de discours éculés et détruit, broie, avance, n’en finit pas vrombir, essayer d’assouvir son appétit monstrueux, une faim des choses sensibles dissimulées sous la pompe oiseuse des mots. Difficile, en conséquence, d’en citer quelques lignes significatives ;  le texte évolue par soubresauts, coq-à-l’âne et approximations qui dévident un fil de sens déchaîné. C’est dans la durée que ce jeu de déviations incessant suscite l’émergence  de blocs compacts qui font sens et emportent l’adhésion. Pour donner tout de même un exemple, le texte prend vie lorsque le paragraphe bute et renaît en s’accrochant à une suite de substantifs apparemment sans liens (cheville – chevillé – question- l’auteur- l’autre) au moment même où il décrit le surgissement de la pensée dans l’écriture : «quelle est cette pensée qui surgit dans l’écrit ? je ne le sais pas complètement, je sais qu’il y a quelque chose qui s’est déroulé, qui s’est chevillé au corps, c’est la cheville ouvrière de l’être parlant, le type qui se coltine toute la chose et dedans et qui n’est pas l’auteur en question, l’auteur en question n’est pas questionné. Il est seulement en représentation, alors que l’autre s’est tapé la chose » « Ouvrière » a également son importance. Pennequin ne travaille pas dans les limbes de la création pure. Poésie de chantier, poésie aux mains sales, poésie dans mine à ciel ouvert, cette toupie produit dans sa giration un martèlement qui s’accorde parfaitement à la rythmique givrée du monde. Il faut quelques pages pour se plier au vertige de l’écriture, puis se laisser entraîner à cette façon de forcer la langue à parler autrement – cette façon de taper...

Faillir être flingué, Céline Minard

Un western littéraire, ça vous tente ? L’entreprise est de nos jours suffisamment rare pour interpeller et il n’est pas étonnant de voir Céline Minard s’y coller, une écrivaine touche-à-tout, imaginative, peut-être l’une des plus stimulantes de ces dernières années. Faillir être flingué, c’est la saga bang bang et poétique d’une bande de cowboys solitaires qui finissent par ériger une ville autour d’un saloon. Un excellent morceau de littérature populaire, intelligent et bien écrit. Le roman croise les récits de différents personnages, tous solitaires ou presque, qui cherchent à survivre et à s’établir dans le grand ouest américain. L’occasion d’une sacrée galerie de portraits. Céline Minard juxtapose d’abord sans lien ces multiples récits, sous la forme de saynètes rapides et nerveuses qui s’enchaînent avec brio. Ainsi le vol d’un cheval, qui passe de mains en mains ; ainsi cette cérémonie mortuaire indienne qui se déploie sous nos yeux circonspects ; et ce concours d’ivrognes au saloon, à la fin duquel chacun s’affaisse, imbibé d’un obscur tord-boyau. Que dire de cette intrusion parmi des bandits de grands chemins assoupis dans le seul but de récupérer l’archet d’une musicienne ambulante ? Ces histoires entremêlées – et avec elles l’odeur de la sueur du cowboy, de sa crasse, les nuits silencieuses des grands espaces, le bruit des coups de poing, des sabots, des verres sur le zinc –  créent un panorama impressionniste de la conquête de l’ouest : Minard exploite avec succès toutes les potentialités du roman et se distingue du western cinématographique dont le format interdit un pareil foisonnement narratif. Deux  grandes époques émergent au sein de ce délicieux maelstrom. A la première partie du roman, celle des solitudes, succède le temps de la solidarité et de l’effort commun. Au-delà du plaisir élémentaire (le roman demeure un divertissement sans prétention),...

La Lettre à Helga, Bergsveinn Birgisson

La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson a tout pour plaire : une couverture flatteuse, une forme épistolaire plaisante, un décor scandinave attirant. L’histoire d’amour annoncée possède un réel potentiel romanesque : Bjarni, berger des côtes du Nord-Ouest de l’Islande, tombe amoureux de sa voisine, la plantureuse Helga. Tous deux sont mariés. Dans ce monde clos sur lui-même, il ne leur reste qu’une alternative : renoncer à l’amour ou quitter la terre natale. Un roman pastoral à la sauce islandaise, voilà bien quelque chose qui devrait nous tenir chaud cet hiver. On le dit d’ailleurs assez dans la presse, qui célèbre d’une voix presque unanime ce nouveau prodige de la littérature scandinave. Pour autant, il n’y a rien de miraculeux dans La lettre à Helga. Le roman est tout au plus agréable. Seul l’arrière-plan présente un réel intérêt, mais celui-ci est finalement moins littéraire qu’ethnologique. L’auteur échappe à l’écueil du pittoresque de pacotille, et on peut lui reconnaître un véritable talent dans l’écriture patrimoniale.  Ainsi, on apprécie vraiment  quand Bergsveinn Birgisson oublie son histoire d’amour et  se laisse aller à l’anecdote, qu’on devine dénichée aux confins de la mémoire collective. L’épisode du rapatriement du corps de Sigridur Holmanes est, pour le coup, un vrai petit miracle. Le narrateur et l’un de ses compagnons se rendent sur une île perdue dans le Nord du pays pour récupérer la dépouille d’une vieille femme afin qu’elle soit enterrée à l’Eglise. Mais au moment de repartir, ils l’oublient là-bas. Par malchance, l’hiver est si tenace qu’ils ne peuvent y retourner qu’au printemps. Quel stratagème va donc inventer le mari de la vieille pour préserver le corps de la décomposition ? Il va sans dire que l’invention est savoureuse… On devine que cette histoire est de celles qu’on se raconte le soir,...

Canada, Richard Ford

La lecture de Canada de Richard Ford est un pur moment de jubilation. En cinq-cents pages, l’écrivain américain construit une épopée grandiose dans l’Amérique et le Canada des années soixante. Le lecteur avale les chapitres avec une facilité déconcertante, qui tient à la fluidité de l’écriture et à un remarquable sens du rythme. L’ensemble est drôle, caustique, mais aussi profondément intelligent. Canada fait partie de ces trop rares romans qui nous divertissent autant qu’ils nous élèvent. Dell Berner, aujourd’hui professeur à le retraite, revient sur une période cruelle et insensée de sa jeunesse. Tout commence à Great Falls, Montana, trou montagneux, austère et glacial. C’est là qu’a débarqué la famille Parsons, à la faveur d’une énième mutation du père, pilote dans l’armée de l’air. Le couple parental est mal assorti : le père, grand gaillard charmeur, se distingue par sa gouaille et son accent du Sud ; la mère, binoclarde et pâlotte, est introvertie et hostile au monde. Leurs enfants, Berner et Dell, sont des adolescents solitaires, repoussés à la marge pour avoir été trop souvent déracinés. Au terme d’une étrange dégringolade, les parents braquent une agence de l’Agricultural National Bank, dans l’état voisin du Dakota du Nord. L’opération est un flop, ils sont rapidement identifiés et emprisonnés. Les jumeaux sont alors livrés à eux-mêmes. La première partie du roman, peut-être la plus réussie, décrit cette lente déchéance avec un mélange de cynisme et de tendresse. Le narrateur nous raconte, par le menu, la dérive hallucinée de ses parents, braves gens que rien ne prédestine à une telle fin, loin s’en faut. Dell tente rétrospectivement de trouver des explications à tout ce carnage, mais celles-ci restent toujours à inventer. La réussite de ce début de roman tient largement à cette énigme irrésolue : si Richard Ford évoque le...

Rien, Emmanuel Venet

« L’énigme d’une vie ratée » : voici la formule qu’utilisait Emmanuel Venet, psychiatre lyonnais, pour évoquer le destin de Gaston Ferdière, poète méconnu et médecin réprouvé d’Antonin Artaud qui faisait l’objet de son précédent opuscule (Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, 2006). C’est le portrait d’un autre anti-héros, fictif cette fois, que propose Rien, premier vrai roman de Venet : ce portrait, c’est celui de Jean-Germain Gaucher, compositeur de troisième ordre à la Belle Epoque, qui a fini ruiné, alcoolique et écrasé par son demi-queue Pleyel dans sa cage d’escalier. Ou plutôt, ce sont deux existences ratées qui se superposent dans le livre : la vie de Gaucher se déroule en effet à la faveur d’un monologue intérieur du narrateur, qui lui a consacré la totalité de ses recherches en musicologie et à qui il a fini par s’identifier au point d' »hypothéquer son identité ». Comme le compositeur à qui il a consacré sa vie, l’universitaire n’a pas eu de carrière prestigieuse – et pour cause. Ce glissement entre les deux personnages se fait dès les premières pages : en effet, si le narrateur a emmené sa compagne Agnès à l’hôtel Negresco à Nice, c’est moins pour célébrer les 20 ans de leur rencontre dans une tentative de raviver la flamme que pour suivre inexorablement la trace de Gaucher, qui y avait séjourné avec sa maîtresse. Ce début de roman est ainsi habilement programmatique : en avouant au lecteur les raisons de ce faux voyage en amoureux, qui n’est en fait qu’un prétexte à son pélerinage personnel,  le narrateur met d’emblée en avant le thème essentiel de la désillusion amoureuse. Venet lève le voile sur la « fiction de l’amour », qu’entament les petites et les grandes trahisons, l’érosion du temps et l’enlisement de la vie conjugale. Le narrateur, qui...