A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal

Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant des migrants clandestins africains fait naufrage aux larges des côtes siciliennes. L’écriture naît de cette tragédie, de ce mot entendu à la radio dans la nuit : LAMPEDUSA. Neuf lettres, quatre syllabes qui suscitent l’imaginaire, d’où jaillissent des images contradictoires, des souvenirs et des interrogations sur notre monde et sur la littérature. De quoi Lampedusa est-il le nom ? A cette question Maylis de Kerangal donne des réponses successives, en nous conviant, dans l’intimité nocturne de sa cuisine, à une réflexion par étapes.

Paradoxalement, ce mot évoque d’abord un film de légende, Le Guépard de Visconti, adapté du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’auteure confronte ainsi deux figures apparemment inconciliables : celles du prince Salina – le héros du Guépard – et celle du migrant. Mais ces deux images finissent par se rejoindre, puisqu’il s’agit toujours de l’histoire d’un naufrage. Naufrage d’un homme – le prince Salina qui sent la mort approcher –, naufrages des hommes entassés sur des embarcations de fortune et d’un monde : l’aristocratie sicilienne moribonde ou la vieille Europe repliée sur elle-même. De ces deux figures antithétiques du prince et du migrant, Burt Lancaster est l’incarnation à travers ses rôles cinématographiques comme à travers son histoire personnelle : migrant irlandais devenu star de cinéma.

Mais le nom de Lampedusa est aussi celui de l’île sicilienne et de l’auteur du Guépard, ce qui amène la narratrice à s’interroger sur les rapports entre les lieux, les livres et leurs auteurs : « Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. » Parce qu’un livre est au fond, comme une île, un territoire, un lieu étranger qui devient nôtre lorsqu’on y accoste et qu’on l’investit. Parce que c’est toujours le regard, la mémoire qui transforment les mots en récit et le lieu en paysage. On sait que la géographie est au cœur des romans de Maylis de Kerangal, que ce soit la corniche surplombant la Méditerranée ou les paysages traversés par le transsibérien, et l’on apprend au passage qu’un lieu se nomme Maylis, un autre Kerangal. On sait aussi combien l’empathie, l’humanité est présente dans ses récits et, grâce aux gestes des insulaires, Lampedusa peut être synonyme d’hospitalité.

Le livre procède par glissements de sens comme autant de cercles concentriques qui déploient les résonances du mot. Les chapitres reprennent le titre en écho, sans majuscule initiale puisque tout s’enchaîne dans ce huis clos de la nuit. Le texte se déroule en un flot continu, comme une longue rêverie entrecoupée de phrases nominales, de mots entendus à la radio. Des images et des temps se superposent : les corps entassés dans un cargo renvoient à la traite négrière, les hommes échoués à Ulysse et au mythe des Sirènes dans une odyssée tragique.

Ce texte bref et inclassable tient à la fois de la chronique en réaction à l’actualité et de l’esquisse autobiographique : l’auteure dit «  je », laisse entrevoir furtivement son quotidien à travers quelques objets, évoque son père au détour d’une phrase…On peut le lire aussi comme un essai, une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le rôle des livres face à l’horreur : « Dans la pénombre, les colonnes de livres grimpent comme des plantes, comme des cariatides, elles silhouettent une forêt d’un noir cassis, puissante et pulsatile, un temple hanté de fantômes et de chants. »

 Un petit livre, à lire d’une traite et à relire, pour espérer malgré tout qu’ « à ce stade de la nuit, le jour perce à la fenêtre. »

 A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, éditions Verticales, 2015, 74 pages.