Le Royaume, Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère nous livre le résultat d’un projet ambitieux : raconter les débuts hésitants d’une religion, qui ne s’appelle pas encore christianisme, après la mort honteuse de son leader mais avant sa reconnaissance internationale. C’est une somme érudite mais surtout une formidable méditation personnelle dans laquelle nous suivons le cheminement d’un homme en quête.

Presque cent-cinquante ans après le « Dieu est mort » de Nietzsche, alors que le christianisme est chahuté de toutes parts, le projet d’Emmanuel Carrère aurait de quoi rebuter : 630 pages consacrées aux débuts hésitants d’une religion, marginale et subversive il y a deux mille ans, aujourd’hui adoptée par plus de deux milliards d’individus. Pari audacieux donc, mais pari réussi !

Carrère néglige Jésus, le leader charismatique qui meurt dans un quasi-anonymat, pour suivre Paul et Luc dans leurs pérégrinations au cours de la seconde moitié du premier siècle après Jésus Christ. Pas Saint Paul et Saint Luc, figés par une longue tradition hagiographique, mais Paul et Luc, tout simplement, deux hommes, inspirés et fervents, certes, mais faillibles et maladroits.  Le premier est illuminé, fanatique, jaloux et masochiste ; le second un peu tiède, tout en compromis et en euphémismes.

Alors que l’auteur se présente volontiers comme « un petit bonhomme inquiet et ricaneur », « égocentrique et moqueur », trop « intelligent », il abandonne toute ironie et trouve un ton bienveillant, sans être pour autant complaisant, pour décrire « une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple », selon les termes qu’il emprunte à Marguerite Yourcenar. Mais il sait de quoi il parle : il a été tenté par le catholicisme, et l’a pratiqué, trois ans durant, de la manière la plus dogmatique qui soit. Il en est revenu et se définit désormais comme agnostique. « Affaire classée alors ? Il faut qu’elle ne le soit pas tout à fait pour que vingt ans plus tard, j’aie éprouvé le besoin d’y revenir. Ces chemins du Nouveau Testament que j’ai autrefois parcourus en croyant, je les parcours aujourd’hui – en romancier ? En historien ? Disons en enquêteur ».

Enquêteur, l’auteur l’est par ses scrupules à découvrir la vérité, en s’appuyant sur des faits historiques avérés : les sources sont nombreuses dans Le Royaume, résultat de sept années de recherche. On apprend beaucoup dans cette somme érudite.

Enquêteur, Luc, grec cultivé et converti par Paul à sa religion, l’a été aussi : en cachette de son maître qui ne disait rien de Jésus de Nazareth, le juif rebelle et subversif à la parole percutante, il a décidé de mener une enquête. Emmanuel Carrère marche sur les pas de cet homme, retrouve Paul grâce aux écrits de Luc, s’identifie si bien à l’évangéliste qu’il en vient à se peindre sous les traits de son guide.

Mais les preuves historiques ne suffisent pas, elles sont parfois mensongères. Emmanuel, comme Luc en son temps, n’hésite pas, alors, à faire appel à son intuition pour démêler le vrai du faux, les détails saisis d’après nature des représentations idéalisées. Il ne rechigne pas non plus à suppléer aux lacunes des textes en faisant appel à son imagination. Et l’exercice est jouissif : on sent la délectation de l’auteur à se plonger corps et âme dans la vie de ses personnages qui deviennent autant de doubles de lui-même. La phrase d’Emmanuel Carrère est complexe de ces strates superposées, parce qu’il lui faut dire ce qu’il sait et d’où il le tire, ce qu’il devine ou suppose, et grâce à quoi il le suppose, ce qu’il invente, et encore la résonance que cela trouve en lui.

Car enquêteur, l’auteur l’est surtout parce qu’il est un homme en quête. C’est ce dernier point qui offre son principal intérêt au livre. L’ouvrage aurait pu être une somme aride, c’est une vaste médiation intime, touchant au plus fragile en l’homme qui met à nu son âme. A côté des références érudites, Emmanuel cite ses proches, qui l’ont guidé dans son parcours spirituel, de sa fervente marraine Jacqueline à son meilleur ami Hervé, féru de bouddhisme. Il multiplie les influences et les points de vue pour tenter d’approcher encore un peu plus près le Royaume duquel il se sent exclu : le christianisme des débuts est une religion pour les faibles, les perdus, les perdants, les fils prodigues qui dilapident les biens paternels et s’en reviennent honteux, ceux qui n’ont pas leur place dans le royaume d’ici bas. Pour les idiots aussi, et c’est bien là le hic : Emmanuel Carrère est « un intelligent, un riche, un homme d’en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume ».  Il reste aux portes, dubitatif et avide.

Le Royaume est le récit d’une initiation qui mène l’auteur d’un athéisme rigolard à la grâce, puis du catholicisme dogmatique à la sagesse chrétienne. Il semble qu’en perdant la rigueur d’une pratique quotidienne, il ait gagné en souplesse et en profondeur. Un verset de l’Évangile selon Saint Jean l’avait bouleversé lors de sa conversion : « quand tu étais jeune tu ceignais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais. Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains et un autre te ceindra, et il te conduira là où tu ne voulais pas aller ». C’est lors d’une réunion de l’Arche où il se rend à contrecœur après avoir fini la rédaction de son livre, qu’il aperçoit la lumière, guidé par une trisomique rayonnante : « il y a une telle joie dans son regard (…) que ce jour-là, un instant, j’ai entrevu ce que c’est que le Royaume ». Plus de certitude mais un abandon libérateur. Plus de grâce sensible mais un point de mire. Le Royaume n’est pas une fin mais un chemin.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L, 2014, 630 pages. 

Image : Le Retour de l’enfant prodigue, Rembrandt.

« Heureux les affligés, car ils seront consolés » Évangile selon saint Mathieu.