L’Archipel d’une autre vie, Andreï Makine

Andrei MakineRoman policier et métaphysique, L’Archipel d’une autre vie plonge le lecteur dans une traque haletante en plein cœur de la taïga. Un grand Makine.

Telle une poupée russe, L’Archipel d’une autre vie enchâsse différents récits, différentes époques. Le roman s’ouvre sur un récit rétrospectif, qui, sans être autobiographique, offre un narrateur qui emprunte beaucoup à l’auteur. Orphelin né dans un camp de travail, le narrateur du récit-cadre est envoyé à quatorze ans en tant que géodésiste en Sibérie, dans la « petite localité de Tougour […] coin perdu de l’Extrême Orient ». Par goût de l’aventure plus que par réelle cupidité, il entame une traque dans la forêt sibérienne qui bientôt se retourne contre lui. Le chercheur d’or qu’il pensait détrousser n’en est pas un : que fait cet homme seul, bien équipé et alerte, dans la taïga ? Le jeune homme écoute alors, médusé, cet homme, Pavel Gartsev, lui raconter son histoire.

En 1952, les Russes se préparent à la troisième guerre mondiale. Pour cela, ils envoient en Sibérie de jeunes réservistes : ce fut le destin de Pavel. Un jour, on lui donne la mission de se lancer, avec quatre autres hommes, à la poursuite d’un fugitif du goulag. La chasse à l’homme dans la taïga, écrite comme une intrigue policière, constitue le cœur du roman. L’écriture épouse le rythme sinueux de la traque : « Marcher » dans la taïga est une façon de parler. En réalité, on doit s’y mouvoir avec la souplesse d’un nageur. Celui qui voudrait foncer, casser, forcer un passage s’épuise vite, trahit sa présence et finit par haïr ces vagues de branches, de brande, de broussailles qui déferlent sur lui. » La narration est en effet à la fois haletante -puisqu’il s’agit d’une course-poursuite- et lente. Elle donne à observer la forêt primaire et le fugitif qu’elle abrite, mais aussi à connaître peu à peu les cinq hommes qui le poursuivent. Le capitaine Louskass, le commandant Boutov et le sous-lieutenant Ratinsky ont à cœur leur avancement et sont prêts à tout pour obtenir les faveurs du parti. Vassine, comme Pavel, est enrôlé dans cette affaire malgré lui ; il admire le fugitif et voudrait bien l’aider. Les deux hommes finissent par ressentir une communion avec celui qu’ils poursuivent. Ils voient en lui un semblable, un frère, et non cet ennemi du peuple qu’ils doivent traquer sans relâche et rapporter au camp vivant afin qu’il serve d’exemple. Sa frêle silhouette laisse deviner celle d’« un adolescent caché. Assez semblable, tout compte fait, à ce « pantin de chiffon » que je gardais en moi. Fiévreux symbole de notre volonté de vivre, d’aimer, d’être reconnu, d’être aimé… ». Le fugitif ne cesse de les surprendre : il leur échappe toujours. Lorsque les cinq poursuivants comprennent enfin à qui ils ont affaire, la traque prend une toute autre tournure et s’accélère. Le désir de la capture tourne à l’obsession et fait ressortir le pire chez ces hommes.

La construction virtuose de L’Archipel d’une autre vie repose sur une série de rebondissements et retournements de situation, tenant le lecteur en haleine, d’une course-poursuite à l’autre. Les traqueurs d’un jour deviennent à leur tour traqués. Ainsi Pavel marche sur ses propres pas dans la taïga mais cette fois pour sauver sa peau : « dans ma course, je vivais ce qu’aurait éprouvé une bête blessée. J’étais presque nu sous mes haillons. Mon dos et mes épaules saignaient. Ma bouche, déchirée par les coups de Ratinsky, se crispait de douleur quand, me mettant à quatre pattes, je buvais l’eau des courants. La nuit, le froid me secouait, mais je n’allumais que de tout petits feux, pour ne pas me trahir » Ainsi le jeune narrateur croit traquer Pavel alors que c’est sur lui que l’étau se referme.

A cette intrigue policière se lie, dès les premiers mots du roman, une réflexion métaphysique : « A cet instant de ma jeunesse, le verbe « vivre » a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d’apparaître ici-bas, « exister » allait suffire. ». Une quête existentielle anime en effet les personnages et les scinde en deux groupes : ceux qui jouent le jeu de la violence du monde et ceux qui la fuient. Errant dans l’immensité de la taïga et luttant pour leur survie, les personnages se voient dépossédés de tout : la faim, le froid, la peur les révèlent aux autres et à eux-mêmes. La chasse à l’homme à laquelle Pavel a dû participer et sa rencontre avec le fugitif vont bouleverser son existence à jamais. Poursuivi à son tour, il s’interroge sur l’absurdité de la vie : « Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelai les coups que j’avais reçus au visage et, très clairement, je compris qu’il n’y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière. » Le retour à la nature sauvage, aussi violent soit-il, est une révélation pour chacun des narrateurs.

L’Archipel d’une autre vie est un récit rythmé et captivant, qui interroge nos sociétés capitalistes en regard de vies qui font le choix de n’en garder que l’essence.

L’Archipel d’une autre vie, Andreï Makine, Points, 2020,240 pages