Illska, Eirikur Örn Norddhal

Premier roman traduit en français du jeune romancier islandais Eirikur Örn Norddhal, Illska est un récit étrange, déroutant, décapant, roman à la fois historique et contemporain, mené de main de maître.

Le point de départ du roman est l’histoire d’amour d’un couple d’étudiants, Agnes et Omar, qui se rencontrent à Reykjavik par une nuit glaciale de 2009. Au cours de ses interviews pour son mémoire sur le racisme populiste en Islande, Agnes fait ensuite la connaissance d’Arnor, néo-nazi qui devient son amant. Un enfant naît – de qui est-il le fils?- le couple se défait, Omar incendie leur maison et part à travers l’Europe.

Encore un roman islandais ! Mais cette fois une Islande loin des clichés, sans volcan ni geyser, sans bélier ni macareux, une Islande contemporaine, mondialisée, aseptisée : « En fait, l’Islande n’est rien d’autre que le Danemark. Rien de plus que la béarnaise. Fabriquée industriellement et conditionnée dans des pots en plastique. » On s’y nourrit d’hamburgers-frites et de pizzas, seules les vieilles grands-mères à la campagne préparent encore « de l’aiglefin et des pommes de terre, le tout arrosé de graisse de mouton fondue » ; les banques sont en faillite, on manifeste en lançant des œufs et tapant sur les casseroles; on rencontre des Lituaniens, des Polonais, des caissières de supermarchés thaïlandaises et les mouvements d’extrême-droite se développent.

Grâce à un va-et-vient constant entre passé et présent, l’histoire individuelle et familiale des trois jeunes gens s’inscrit dans l’Histoire collective de l’Europe au XX° siècle; en effet, les parents d’Agnes sont originaires de la petite ville de Jurbarkas en Lituanie où la population juive fut massacrée pendant la seconde guerre mondiale et le souvenir de l’Holocauste hante la mémoire de l’héroïne.

Au cœur du roman, la question de l’identité : qu’est-ce qu’être Islandais(e) quand on est d’origine juive et lituanienne ? Avoir un nom qui se termine en -dottir, connaître la littérature nationale, avoir été nourri aux entrailles de poisson et au guano, porter des chaussettes en laine de pays ou croire aux elfes ? Et, plus largement, qu’est ce qu’être Autre ? Lituanien en Islande ? Juif en Lituanie? Et encore, comment en vient-on à nier cet Autre ? Le livre pose finalement la question de la violence, du Mal (Illska en islandais). L’auteur ne fournit pas de réponse, il donne à voir, tout simplement. Parce que « Primo Levi a dit que nous avions le devoir de ne jamais essayer de comprendre l’Holocauste» il n’explique pas le pourquoi, il montre le comment. Il raconte le cheminement de la violence, individuelle ou collective. Il analyse la montée des partis d’extrême-droite en Europe et fait apparaître les parentés idéologiques et stratégiques entre hier et aujourd’hui. Comment l’aïeul paternel d’Agnes en est venu à tuer son aïeul maternel. Comment Arnor, Omar et même Agnes deviennent violents. Comment on peut en venir à tuer son proche, son voisin, insensiblement, progressivement, avec la peur, la jalousie, le mépris, l’habitude de la discrimination. Comment, en trois mois, les Einsatzgruppen, secondés par la population, ont éliminé les deux mille juifs de la petite bourgade de Jurbarkas.

Tout cela est écrit avec la plus grande liberté et construit avec une étonnante maîtrise narrative. L’humour se mêle au tragique. Si Eirikur Örn Norddhal était français, son roman provoquerait sans doute un tollé. Parce qu’il énonce différentes opinions, y compris les plus extrêmes, sans prendre parti. Parce qu’il se met dans la logique d’Arnor, le néo-nazi. Parce qu’il se donne le droit d’être léger, de plaisanter de tout, ignorant le politiquement correct, parlant même de Hitler et de la Shoah de manière décalée : « L’artiste autrichien féru de performance s’est emparé de l’esthétique en repoussant ses limites jusqu’à l’extrême, ce qui s’est soldé par le plus grand bain de sang qu’a connu l’humanité. » Les itinéraires et les points de vue des personnages s’entrecroisent d’un chapitre et même d’un paragraphe à l’autre, entrecoupés par des mises en perspective historiques. S’y ajoute, au cours du livre, le point de vue du bébé, Snorri, qui pointe son nez et découvre avec étonnement la complexité des humains. D’abord déroutante, l’écriture fait peu à peu sens.

De ces fils croisés naît un texte qui interpelle le lecteur :

« Salut ! Ohé !

L-I-S-E-Z !

Hé ? Vous êtes toujours là ?

Ici le texte. Nous sommes le texte. Je vais vous parler en long et en large du Troisième Reich. Ne fermez pas le livre ! »

Illska, Eirikur Örn Norddhal, traduit par Eric Boury, éditions Métaillé, 2015, 608 pages ou aux éditions du Seuil, Points roman, 2017, 696 pages.