En finir avec Eddy Bellegueule, E. Louis

Edouard Louis, 21 ans, normalien, jeune homme délicat et bien mis dont le discours bourgeonne déjà de références littéraires et philosophiques, n’est pas un héritier comme on pourrait l’imaginer. Non, lui déjoue sans demi-mesure les observations et analyses de Bourdieu, sociologue qu’il connaît bien pour avoir dirigé une étude sur son œuvre. Il n’est pas le brillant descendant d’une lignée d’universitaires parisiens mais l’indigne rejeton d’une misérable famille picarde. Edouard Louis n’est d’ailleurs pas Edouard Louis ; ce patronyme classique et bourgeois est celui qu’il s’offre pour sa naissance en littérature, dans une sorte d’auto-sacrement qui l’intègre à l’élite. Son nom d’origine, lui, marque sans doute possible le milieu populaire dont il est issu, si bien qu’on le croirait également inventé : Eddy Bellegueule est ainsi l’autre face d’Edouard Louis, à la fois réelle (comme identité administrative) et fictive (comme identité narrative de son premier roman).

Edouard a comme on dit pris le large, coupé les ponts, largué les amarres. En finir avec Eddy Bellegueule est autant une façon de justifier cette prise de distance qu’une manière peut-être de trancher les derniers noeuds qui rattachent à cette identité passée. « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux » : les premiers mots du roman annoncent la couleur. On pense à la célèbre phrase d’ouverture de Perec dans W ou le souvenir d’enfance, « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». Mais chez le jeune romancier, la mémoire de ce qui a été enduré est vive, précise, lancinante. Dans un récit méthodique divisé en chapitres thématiques ou chronologiques, Edouard Louis suit pas à pas le trajet de la souffrance. Il faut alors remonter aux origines car le drame d’Eddy Bellegueule est très tôt celui de l’inadaptation. Né dans un village ouvrier marqué par un ensemble de codes et de comportements auquel personne ne déroge, le jeune garçon ne correspond pas. Il est mince, a une voix aigüe, n’aime pas le football, fait du théâtre…En voilà assez. Face à cet intrus, la famille est pour le moins embarrassée, la communauté fait front. L’auteur passe au crible son enfance, les remarques fatiguées des siens – « Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle »- et le rejet des autres, de plus en plus marqué. Les années collège apparaissent assez vite comme un point paroxystique de la violence. Ainsi, la circulation des souvenirs revient toujours buter sur une scène centrale, devenue emblématique du supplice silencieux de l’adolescent : chaque jour, dans un couloir sombre de l’établissement, Eddy subit les coups et les humiliations de deux gaillards érigés en gardiens de la norme. Le rendez-vous est ponctuel, jamais la victime ou les bourreaux ne s’y dérobent. L’auteur retrace aussi ses tentatives multiples et désespérées pour correspondre aux diktats parentaux et sociaux : vivre des relations hétérosexuelles, viriliser sa voix et sa démarche, ou même décharger sur un autre la violence reçue. Mais parce que la communauté garde opiniâtrement en mémoire ce qu’il a été et parce que le reniement de soi impose ses limites, Eddy doit fuir et devenir Edouard pour qu’une vie soit possible. Et si le titre donné plus tard à son étude sur Bourdieu – L’Insoumission en héritage – était en lui-même une synthèse de son propre parcours?

Reste à questionner l’intérêt littéraire d’un roman que l’auteur requalifie volontiers d’autobiographie – « Eddy, c’est moi ». Le récit des violences est bien sûr souvent saisissant, tant par l’objectivité des faits relatés que par l’effort qu’on perçoit dans l’écriture pour restituer l’émotion exacte du jeune garçon. Le travail sur la coexistence de deux langues à l’intérieur du flux narratif – celle du milieu d’origine, grossière, éruptive et celle du narrateur, structurée et policée – retient aussi l’attention. La première langue, simplement distinguée de l’autre par le recours à l’italique, surgit régulièrement dans le récit comme un fragment intact du passé, toujours disponible à l’oreille du narrateur. S’entremêlent ainsi habilement la langue du commentaire rétrospectif et celle du vécu. Pourtant, le caractère trop chronologique du roman, l’analyse souvent très explicative et répétitive des rapports entre le jeune garçon et son milieu finissent par dégrader l’oeuvre en banal témoignage, voire en journal intime post-adolescent. Alors, si le roman connaît un tel succès médiatique, cela tient peut-être davantage à une certaine fascination à l’égard de cette métamorphose d’Eddy en Edouard qu’à une véritable réussite littéraire.

En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis, Seuil, 220 p., 17 €.

Illustration: dessin d’Alberto Giacometti