Les Deux Etendards, Lucien Rebatet

Peut-on encore lire Lucien Rebatet ? Répondre par la négative serait oublier que le pamphlétaire violemment antisémite des Décombres est aussi l’auteur d’un immense roman, Les Deux Etendards, qui s’inscrit dans la lignée de Balzac, de Stendhal et de Proust. Un chef d’œuvre à découvrir.

François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres.» On comprend que ce roman ait pu séduire celui qui aimait les livres, les femmes et la France. Tout y est : les interrogations métaphysiques, l’amour fou, la province française aux accents balzaciens, l’entre-deux guerres, la peinture, la musique et la littérature. Et même si l’on peut parfois être irrité par les longs débats théologiques des deux protagonistes, le style alerte entraîne, le lyrisme emporte, l’ironie mordante réjouit.

Chef d’œuvre maudit, ébauché en 1937, commencé en 1941 parallèlement à la rédaction des Décombres et aux articles dans Je suis partout, continué en 1944 lors de la fuite au château de Sigmaringen (où Rebatet côtoie Céline), il est achevé en prison à Fresnes dans le quartier des condamnés à mort, puis à Clairvaux où l’auteur en corrige les épreuves transmises clandestinement par sa femme; c’est l’œuvre d’une vie dans laquelle le romancier transpose des événements vécus. Salué lors de sa parution en 1952 par de nombreux auteurs dont Camus, il resta cependant sans succès, livre tabou occulté par le passé collaborateur de son auteur mais réédité régulièrement par Gallimard.

Michel Croz, jeune provincial ambitieux, fait ses études à Paris et rêve de gloire littéraire. Puis rupture, tournant inattendu : devenu fou amoureux d’Anne-Marie, jeune lyonnaise que lui présente son ami Régis, Michel part vivre dans cette ville pour se rapprocher d’elle. Mais Anne-Marie aime Régis et est aimée de lui. Tout cela serait assez banal si ce n’est qu’il s’agit d’un amour mystique qui lie ces deux amants en Dieu depuis leur nuit d’extase : Régis se destine à la prêtrise et Anne-Marie à la vie religieuse. Michel sublime son amour et le tient secret.

Ce qui fait le charme, la richesse et l’intérêt des Deux Etendards, c’est qu’il contient plusieurs romans, surprenant ainsi le lecteur. Au roman parisien succède le roman de Lyon, au roman d’apprentissage le roman d’amour. Nous parcourons les rues et les quais de la ville avec nos trois héros et devenons familiers de leurs lieux de rendez-vous – rue Créqui, place Antique, café des Alpes…– Nous partageons les émois et les sentiments de Michel, analysés et disséqués dans son monologue intérieur et dans les pages de son journal. Car Les Deux Etendards est bien le roman de l’amour fou, de l’amour sous toutes ses formes. Comme dans Le Rouge et le Noir, l’ambition cède devant la passion. Pour l’amour d’Anne-Marie, Michel renonce à tout : il quitte la ville lumière pour la triste et brumeuse cité provinciale, passe des après-midi à boire de la limonade tiède dans un café minable qu’illumine la présence de la jeune fille, arpente en veston les quais humides et ventés, vit d’expédients, refuse une situation avantageuse dans un journal parisien, frôle la délinquance ; il ne sent pas la faim, il ne sent pas le froid, il vit dans le sublime. Il tente même, lui le mécréant, l’anticlérical, de se convertir, mène une existence ascétique, se plonge dans les textes religieux afin de se rapprocher des deux amants mystiques. Sublimé, idéalisé, l’amour est aussi érotique et sensuel. Le désir est prégnant, l’amour physique décrit sans mièvrerie ni complaisance, avec liberté, comme les personnages le vivent, dans un mélange de fougue, de délicatesse et une pointe de mélancolie.

Par certains aspects héritier des romans du XIXème siècle, Les Deux Etendards appartient cependant bien au XXème. C’est le roman de l’après-guerre, de ce temps où les jeunes hommes pleins d’illusions croient qu’ils vont bâtir un monde nouveau sur les ruines de l’ancien : «On ne penserait, on ne peindrait, on n’écrirait, on n’aimerait plus jamais comme avant.  (…) Il était entendu que les valses, les robes à traîne, la musique tonale avaient disparu pour toujours. Chaque saison voyait naître mille peintres, cinq cents compositeurs, cent philosophes inédits, qui balayaient le passé d’un revers de main.» A Paris, dans ces premiers chapitres éblouissants qui évoquent la France des années vingt, nos héros découvrent Wagner et Cézanne, côtoient les  surréalistes, s’enthousiasment pour Gide, Proust et Lucien Leuwen. A Lyon, ils passent leurs nuits à débattre théologie, musique et littérature en déambulant place Bellecour.

Mais surtout, échappant au seul contexte, ce roman est un adieu à la jeunesse et aux illusions qui dit l’impossibilité pour les deux jeunes gens d’accéder au monde adulte, d’assumer le passage du rêve à la réalité ; seule solution, le fuir, dans la «jésuitière» ou dans l’érotisme, dans le rêve de l’amour idéal, celui de Dieu ou d’une femme. Le titre, emprunté aux Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (fondateur de l’ordre des jésuites), fait d’ailleurs référence à cette dualité : méditation sur les deux étendards, celui du Christ ou de Satan.

Le Rebatet polémiste resurgit dans ses violentes diatribes contre les bourgeois lyonnais et les «catholicards», dans son invention verbale et ses formules percutantes[1]. Le Rebatet fasciste affleure parfois dans sa haine de la démocratie et du catholicisme social, dans son mépris du peuple attaché aux «libertés humaines : les 40 heures et le Pernod », même s’il n’épargne pas non plus le bourgeois. Adeptes de l’égotisme stendhalien, ses héros revendiquent l’appartenance à une élite, celle de l’esprit, et ambitionnent de vivre un amour hors du commun qui les distingue du «troupeau».

Si, en plus de mille pages, Rebatet ne nous lasse pas, c’est qu’il imprime du rythme à la narration. Pas de description exhaustive, juste quelques traits insérés au fil de l’action; des ellipses et des ruptures[2]. C’est aussi parce qu’il joue de la variété des formes et des tons et que chaque personnage, même secondaire – confesseur jésuite ou truand corse – fait entendre sa voix particulière. C’est surtout parce que sa maîtrise du style lui permet un registre étendu : concise et efficace, la phrase devient incisive quand s’exerce l’ironie, lyrique quand elle épouse l’enthousiasme juvénile des héros. On passe de la langue classique la plus pure à l’argot des étudiants et aux tournures populaires dans des dialogues particulièrement réussis. Mais toujours, en mélomane averti, il traque la fausse note : « Il fallait que tout fût pesé, que le mot juste vînt chasser la banalité[3].»

Alors oui, Rebatet est un fasciste assumé, un antisémite obsessionnel jusqu’au délire, mais aussi un très grand romancier. Reste que lire les mille trois cents pages des Deux Etendards demeure un privilège de vacancier, d’insomniaque ou de rentier.

Les Deux Étendards, roman, première parution en 1951, nouvelle édition en un volume en 1991, Collection Blanche Gallimard, 1328 pages.

[1] Pour en donner un aperçu, nous ne résistons pas au plaisir de citer sa description de la basilique de Fourvière : « De l’or, des émaux, des mosaïques, beaucoup de chèques et pas une idée d’artistes. C’est bien la cathédrale des boutiquiers parvenus. »

[2]  L’auteur se défait ainsi de Guillaume, l’ami parisien devenu inutile, en l’envoyant en garnison au Maroc et s’en excuse avec désinvolture : « Guillaume est sorti de cette histoire, bien malgré lui, depuis de longs mois. »

[3] In Rebatet, Mémoires d’un fasciste, 1976.