Désorientale, Négar Djavadi

Dans la salle d’attente d’un hôpital parisien, une jeune femme trompe l’attente en se lançant dans le récit de ses origines. Telle Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits, Kimiâ, la narratrice, multiplie les récits enchâssés, une digression en entraînant une autre, tissant une véritable fresque familiale dans l’Iran du siècle dernier. Sortie en poche très attendue ce mois-ci.

Kimiâ attend et raconte, apostrophant le lecteur pour lui expliquer ce qu’elle fait dans cette salle d’attente, elle qui est venue seule, elle qui détonne face aux autres couples avec lesquels elle n’a rien à voir. Mais très vite le lecteur comprend que cette histoire cadre n’est que prétexte à dérouler une saga familiale marquée par l’histoire iranienne, la narratrice s’inscrivant dans cette tendance orientale à « à bavarder sans fin, à lancer des phrases comme des lassos dans l’air à la rencontre de l’autre, à raconter des histoires qui telles des matriochkas ouvrent sur d’autres histoires…« .

Le conte oriental suit trois générations de Sadr, en commençant par l’arrière-grand-père paternel Montazemolmok, seigneur féodal originaire de Mazandaran et maître d’un harem ; suivent Nour la grand-mère, les oncles et surtout Darius, le père de Kimiâ, dissident politique insaisissable. Au fil des générations, les régimes se succèdent en Iran, chaque fois porteurs d’espoir, mais jouant finalement une partition de plus en plus sombre. Les parents de Kimiâ, Darius et Sara, fervents défenseurs de la liberté, n’hésitent pas à s’opposer à chacun des gouvernements, en dépit du danger et jusqu’à l’exil, car comme aime à le rappeler Emma, la grand-mère maternelle : « On a la vie de ses risques. Si on ne prend pas de risque, on subit, et si on subit on meurt, ne serait-ce que d’ennui. »

Les oncles, numérotés selon leur place dans la fratrie, offrent une galerie de portraits masculins, chacun ayant adopté un mode de vie différent, subissant ou profitant des changements de régime. L’oncle numéro 2 incarne par exemple la mémoire de la famille Sadr, mémoire toute subjective, faite de souvenirs fantasmés pour oublier une vie de compromis et de sacrifices, l’homosexualité étant en Iran « une impossibilité d’être », « une non réalité ».

Mais ce sont les portraits de femmes qui dominent dans ce roman foisonnant. Nour, que ses six fils appellent « Mère », née dans le harem, est l’enfant préféré de Montazelmolmok car la seule à avoir hérité de ses yeux bleus comme la mer Caspienne. Elle meurt au moment où naît Kimiâ, laissant planer la possibilité d’une métempsychose. Emma, la grand-mère maternelle, d’origine turque, dont les parents ont fui le génocide arménien et se sont réfugiés en Iran. Ironie du destin, sa fille et ses trois petites filles feront le voyage en sens inverse afin de fuir cette fois les persécutions du régime iranien. Sara incarne la femme iranienne cultivée, courageuse et intrépide, rêvant du pays des droits de l’Homme et de Simone de Beauvoir, mais elle n’envisage l’action que dans le soutien à apporter à son mari. Plus paradoxalement encore -mais cela rend bien compte du poids de l’éducation-, il n’y a pour elle d’accomplissement de la femme qu’en devenant mère. Enfin, se dessine progressivement l’histoire de Kimiâ elle-même, celle d’une jeune fille iranienne qui très tôt se sent différente de ses deux sœurs aînées, dont l’enfance sera marquée par la peur de trouver ses parents assassinés en rentrant de l’école et l’adolescence par l’exil.

Au moment où la narratrice en vient à dévoiler la raison de sa présence dans le service de procréation assistée, le récit-cadre reprend, l’attente s’achève, c’est le tour de Kimiâ, une nouvelle partie du roman commence. En effet, le récit est scindé en deux, une « face A » et une « face B », comme les deux faces d’un disque vinyle, clin d’œil à l’influence de la musique rock sur la vie de la narratrice, métaphore aussi de la fêlure de l’exil puis d’une possible renaissance. Dans la deuxième partie, le conte oriental s’interrompt, et laisse place à l’errance dans cet Occident idéalisé qui se révèle à bien des égards décevant et peu accueillant. Deux faces donc pour parler de deux moments charnières dans la vie de la narratrice, un avant et un après : avant l’insémination, mais aussi avant « L’Evènement », mystère entretenu dès les premières pages dont le récit est sans cesse repoussé.

Roman multiple, Désorientale aborde avec force et humour des sujets aussi variés que la procréation médicalement assistée pour tous, l’Histoire de l’Iran au XIXème siècle, l’exil, ou encore l’homosexualité. L’auteure prouve ainsi que « les stylos ne se brisent pas ». 

Désorientale, Négar Djavadi, éd. Liana Lévi, 2016, 347 pages.