Canada, Richard Ford

La lecture de Canada de Richard Ford est un pur moment de jubilation. En cinq-cents pages, l’écrivain américain construit une épopée grandiose dans l’Amérique et le Canada des années soixante. Le lecteur avale les chapitres avec une facilité déconcertante, qui tient à la fluidité de l’écriture et à un remarquable sens du rythme. L’ensemble est drôle, caustique, mais aussi profondément intelligent. Canada fait partie de ces trop rares romans qui nous divertissent autant qu’ils nous élèvent.

Dell Berner, aujourd’hui professeur à le retraite, revient sur une période cruelle et insensée de sa jeunesse. Tout commence à Great Falls, Montana, trou montagneux, austère et glacial. C’est là qu’a débarqué la famille Parsons, à la faveur d’une énième mutation du père, pilote dans l’armée de l’air. Le couple parental est mal assorti : le père, grand gaillard charmeur, se distingue par sa gouaille et son accent du Sud ; la mère, binoclarde et pâlotte, est introvertie et hostile au monde. Leurs enfants, Berner et Dell, sont des adolescents solitaires, repoussés à la marge pour avoir été trop souvent déracinés. Au terme d’une étrange dégringolade, les parents braquent une agence de l’Agricultural National Bank, dans l’état voisin du Dakota du Nord. L’opération est un flop, ils sont rapidement identifiés et emprisonnés. Les jumeaux sont alors livrés à eux-mêmes.

La première partie du roman, peut-être la plus réussie, décrit cette lente déchéance avec un mélange de cynisme et de tendresse. Le narrateur nous raconte, par le menu, la dérive hallucinée de ses parents, braves gens que rien ne prédestine à une telle fin, loin s’en faut. Dell tente rétrospectivement de trouver des explications à tout ce carnage, mais celles-ci restent toujours à inventer. La réussite de ce début de roman tient largement à cette énigme irrésolue : si Richard Ford évoque le hold-up dès la phrase initiale, s’il en dissèque littéralement chaque étape, il ne trahit jamais le mystère qui l’auréole. Dell dit ainsi : « Je crois que ce qu’on voit, c’est l’essentiel. La vie est une forme qu’on nous présente vide. Alors, si la signifiance des choses nous pèse, elle ne fait rien de plus. Le sens caché en est quasi absent. » L’homme sage est celui qui se colle au réel le plus âpre, en acceptant la vacuité des choses.

Dell n’arrive à cette conclusion qu’à la fin d’un parcours particulièrement chaotique : après l’arrestation de ses parents, il passe la frontière qui sépare les Etats-Unis du Canada et fait son apprentissage auprès d’un patron d’hôtel au passé trouble. La frontière est bien sûr métaphorique : le Canada est le lieu de la réconciliation, mais surtout de l’éclosion. Choisir le Canada comme terre d’accueil n’a rien d’anodin : la nature, omniprésente, submerge l’adolescent ; il se fond dans son rythme lent et dense, y trouve une consolation, mais surtout une vérité sur l’homme et sur le monde. Le jeune homme découvre dans ces grands espaces la solitude qui lui permet d’accéder à une forme de communion avec lui-même et avec ce qui l’entoure. On reconnaît ici l’héritage du philosophe Emerson, revendiqué par de nombreux écrivains américains de cette génération, parmi lesquels Ford : la solitude au sein de la nature  est indispensable pour se trouver soi-même, parce qu’elle débarrasse de ce -moi accidentel trop encombrant. Pour autant, elle n’est pas synonyme de repli. D’ailleurs, au terme de ses pérégrinations, Dell ne rêve que d’une chose : retourner à l’école, se réintégrer et surtout apprendre.

A travers l’introspection d’un gamin de quinze ans, Richard Ford mène une réflexion subtile et délicate sur l’existence humaine. Ce roman d’apprentissage à l’américaine pose des questions essentielles : qu’est-ce qu’une vie normale ? Qu’est-ce qu’une vie heureuse ? Comment être sûr de la vérité de ce que nous vivons ? Que comprenons-nous à ce qui nous arrive tandis que nous sommes occupés à vivre? A l’image des plus grands, l’écrivain américain impose sa vision, une manière toute personnelle d’envisager l’homme et son rapport au monde. La leçon est sans illusion, mais apaisée, et le lecteur y trouve une étrange forme de consolation.

Richard Ford, Canada, éd.de l’Olivier, 2013, 476 pages.