Blast, Manu Larcenet

Avec le Tome IV de Blast, Manu Larcenet conclut une saga atypique qui donne à voir la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre. Une expérience de lecture éprouvante, mais essentielle. 

Il est difficile de synthétiser dans un bref article une œuvre aussi foisonnante que Blast. En ouvrant le tome 1, le lecteur est immédiatement plongé dans le vif du sujet, mais le voilà pour le moins déconcerté : les cinq premières pages se dressent, monumentales et épurées, comme un écran au sens, dans un subtil dégradé de noir et de gris, sans aucune bulle pour expliquer la situation. Une ville dans la grisaille. Un homme seul, impassible, grasse carcasse dans une pièce démesurément vide. La gigantesque tête d’un Moaï, statue de l’île de Pâques couvant l’homme de son terrible regard de pierre. Ce n’est qu’ensuite que le décor sordide d’une garde à vue se dessine. Deux flics, comme on pourrait les trouver dans n’importe quelle série policière, tantôt hargneux, tantôt cajoleurs, essayant de comprendre, comme nous. Mais l’auteur ne désire pas que l’on y parvienne. Un lourd dossier écrase Polza en garde à vue ; il en prendra pour perpète ; soit. Mais de quoi l’accuse-t-on ? Est-il coupable, ou victime de l’acharnement judiciaire ? Nulle réponse ne nous est donnée mais un avertissement  : « Il m’aura fallu attendre que mon père meure pour ne plus me satisfaire de ma minute réglementaire [de parole]. Aujourd’hui, si j’ai besoin de plus de temps, je le prends ».

Vous voilà prévenus : il  faudra être patient, laisser l’intrigue au second plan, vous perdre sur la route sinueuse d’un esprit torturé, au risque de ne pas comprendre, de ne pas pouvoir trancher ni juger. A l’affût, au détour d’une case, vous pourrez glaner un vague indice, toujours perdu dans de longues digressions. Loin de donner un sens définitif à la saga, il vous laissera perplexe. Avant les toutes dernières pages du tome 4, vous ne saisirez certainement pas les mobiles de l’enquête policière, autant l’accepter.  Hésitant entre compassion et dégoût, vous ne saurez que penser de cet antihéros. La fin en sera d’autant plus surprenante et la réflexion profonde et nuancée !

Amateurs de rebondissements palpitants, veuillez donc faire demi-tour. Hergé saura vous régaler de la limpidité de ses intrigues et de son dessin. Mais si vous avez du temps devant vous, si vous ne craignez pas d’être ébranlé, dérangé, choqué parfois, sans jamais être rassuré, alors, plongez-vous avec délice dans cette saga atypique.

L’intrigue policière est volontairement défaillante, lacunaire, car l’intérêt est autre : on nous invite à parcourir sans a priori les errements d’un homme en rupture. Polza a largué femme et vie civilisée pour renaître à la nature et, libéré de ses frontières physique, psychologique ou éthique, retrouver un mode de vie primitif, un bonheur solitaire et entier, propice à faire naître le blast, un éblouissement extatique involontaire et éphémère. Le thème du retour à une vie rurale est récurrent dans l’œuvre de Manu Larcenet, qui a signé les brefs strips humoristiques du Retour à la terre ainsi que les quatre très beaux tomes du Combat ordinaire, mais il atteint des sommets dans Blast. Sous nos yeux se déroule une fresque muette et contemplative, grandiose ! A travers le regard de Polza, observateur silencieux et patient, nous  découvrons  des paysages de forêt, superbes et inquiétants ; nous assistons au décollage d’un héron cendré qui éclabousse la surface de l’eau ; nous sentons résonner jusqu’au plus profond de notre être le cri d’un grand duc survolant les cimes des arbres ; nous retrouvons le cycle des saisons, la douceur du printemps, la chaleur de l’été, les pluies d’automne ou la morsure de l’hiver. L’auteur signe ici des planches raffinées et épurées, lavis d’encre de chine aux multiples dégradés.

Pourtant, cette part muette et apaisée de l’œuvre ne saurait effacer une facette beaucoup plus sordide. Le personnage principal est un homme en rupture, nous l’avons dit, et s’il se retire de la société, il conserve pourtant des rapports avec ses congénères. Et quels congénères ! Dans ce monde en noir et gris, nul espoir n’est permis : chaque tome permettra au lecteur de côtoyer des individus marginaux, rejetés, pitoyables et horrifiants. Étrangers cantonnés en forêt. Brave tonton Jacky, dealer à la main lourde et lecteur invétéré, amateur de chair fraîche. Frères sanguinaires en goguette. Malades enfermés dans un asile de fou. Et Carole, fille méritante et épuisée de l’un des résidents de l’asile ; Carole, dont les flics répètent le nom depuis le début du tome 1 ; Carole qui siège, un revolver à la main, sur la couverture du quatrième volume. Et Polza, pauvre taré, obèse et boulimique ; victime automutilée, battue et rejetée ou sage Diogène, retiré comme en son tonneau. On ne sait s’il faut les plaindre ou les haïr. On oscille entre pitié, dégoût et terreur. En cela, la saga s’apparente à une tragédie dont Polza serait la victime expiatoire.

Entre tous ces humains largués, abandonnés au bord du chemin par une société trop rigide pour eux, le sang jaillit souvent, noir de toutes les souffrances qu’il charrie. Pour exprimer cette palette d’émotions violentes, Manu Larcenet quitte alors parfois le noir et blanc pour des formes étonnantes : dessins d’enfant colorés au feutre pour exprimer le blaIst ; peinture de cris et chairs déchiquetées à la Bacon ; collages érotiques ou clownesques ; rien n’est superflu pour donner forme aux pulsions réprimées, brimées, mais bien présentes.

Ce n’est certes pas une lecture de détente. Éblouissants et dérangeants, les quatre tomes de Blast laissent derrière eux un sillage amer, désespéré souvent, mais très profondément humain. On y côtoie, non sans effroi, la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre.

Manu Larcenet, Pourvu que les bouddhistes se trompent, Tome 4, Dargaud 2014.