August, Christa Wolf

August est le dernier récit de Christa Wolf, l’écrivain le plus célèbre de l’ex-République Démocratique Allemande. Ses mésaventures politiques – on lui a beaucoup reproché son ambivalence face au régime communiste- ont longtemps masqué l’importance de sa voix artistique en Allemagne. Pourtant, Christa Wolf est l’une des plus grandes, et la lecture de ce bref récit peut suffire à vous en convaincre. Prenez une heure pour lire August, et vous vous plongerez pendant votre été dans Trames d’enfance ou Le ciel partagé.

August a été écrit au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort, et ces quelques pages ont la délicatesse d’une dernière révérence parfaitement maîtrisée.  L’émotion est contenue dans un étau que la dédicace finale à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf, réussit seule à desserrer : « Que pourrais-je t’offrir, très cher, sinon quelques pages écrites où sont recueillis bien des souvenirs de l’époque où nous ne nous connaissions pas encore ? (…) C’est à peine si je puis dire « je », la plupart du temps, c’est « nous ». Sans toi, je serais quelqu’un d’autre. Mais je ne t’apprends rien. Les grands mots ne sont guère de mise entre nous. Juste ceci : j’ai eu de la chance ». Tout ici a un parfum de crépuscule : l’auteur se demande ce qu’est devenu l’un des personnages rencontrés dans son roman autobiographique Trames d’Enfance écrit vingt-cinq ans plus tôt.  A quoi a pu ressembler la vie d’August, ce jeune garçon un peu gauche, presque simplet, croisé dans un château transformé en sanatorium peu après la fin de la guerre, et qui concevait pour elle un si étrange amour?

Le récit navigue entre deux temporalités, les souvenirs déjà lointains du sanatorium et le présent d’un trajet au volant d’un car de tourisme : August a maintenant soixante-huit ans, il transporte un groupe pour l’une des dernières fois, le voyage est propice aux divagations. Le dispositif n’a rien d’original. Ce qui l’est davantage, c’est cette manière de déplacer le regard autobiographique : Christa Wolf vole le regard d’August, personnage jusque là très secondaire, pour donner à voir les restes de sa propre mémoire. Ce château est un mauvais endroit pour des malades des poumons, trop froid, trop humide, trop venteux ; les morts disparaissent en catimini le soir venu, les chambres restées vides au matin ont une odeur âcre que les vivants reconnaissent aisément ; parfois, l’on tente de conjurer le sort en allant toucher, en pleine nuit, les pieds des cadavres exposés dans la chapelle. August a huit ans, il a perdu sa mère lors du bombardement d’un train, et il s’accroche à la vive Lilo comme un naufragé à sa bouée. Lilo, c’est Christa Wolf elle-même : elle s’observe à travers les yeux de ce jeune gamin, et ce portait en biais est particulièrement émouvant. Douce et aimante, peu conformiste, un brin rebelle, la jeune fille est le repère essentiel du petit garçon : elle assure les conditions psychologiques de sa survie. A la mort d’une petite fille particulièrement aimée, Lilo perd pied… et l’enfant s’écroule à son tour.

Ce dispositif au miroir rappelle Trames d’enfance : toute l’œuvre de Christa Wolf exprime avec une grande acuité le paradoxe du rapport à soi-même. Quel lien existe-il entre moi et l’enfant que je fus ? Le sentiment d’identité est impossible, et jamais, même dans cet ultime récit, l’écrivain n’aura pu se raconter sans se mettre à distance. Cette étrangeté à sa propre enfance naît bien sûr de la fracture historique du troisième Reich, et Christa Wolf ne s’en est jamais cachée : « Pour moi, cette époque, c’est le Tertiaire. Il faut apprendre à faire parler les pétrifications, induire à partir d’empreintes l’existence passée de formes vivantes que l’on ne peut plus deviner ». Comment concevoir des souvenirs d’enfance quand tout un peuple est amnésique, est devenu expert dans l’art de fermer les yeux et d’occulter tout ce qui pourrait nourrir sa mauvaise conscience ?

Mais laissons-là ces interprétations psycho-historiques qui peuvent paraître vaseuses : August est surtout un magnifique récit, dans lequel s’inscrit une vision du bonheur très personnelle, intimement liée à la conjugalité. A la fin du roman, August rentre chez lui au terme de son voyage, il se retrouve seul dans un appartement vide : « On s’y fait, lui ont-ils dit, lorsque Trude est morte. August ne s’y est pas fait ». Pourtant, l’heure est à l’apaisement : « Il n’est pas toujours en mesure de mettre des mots sur ce qu’il ressent. Il éprouve une sorte de reconnaissance d’avoir connu dans sa vie quelque chose qu’il appellerait, s’il pouvait l’exprimer, la chance ». Rappelez-vous, « la chance », c’est en ces mêmes termes que, dans sa dédicace, Christa Wolf désignait pudiquement l’amour porté à son mari. En allemand, Das Glück veut dire tout à la fois « chance » et « bonheur ». Heureux choix des traducteurs qui respectent cette conception pudique et intimiste du bonheur individuel.

Laissons les derniers mots à Rilke, cité par Gerhard Wolf dans sa postface à August :

« Eteins moi les yeux, je saurai te voir,

Bouche-moi les oreilles : je saurai t’entendre,

Et même sans pieds saurai venir à toi,

Et même sans bouche t’invoquer encore.

Brise-moi les bras, je te saisirai

Avec mon cœur comme une main,

Obstrue ce cœur, mon cerveau battra,

Embrase ce cerveau,

Mon sang te portera ».

trad. Jean-Claude Crespy, in Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, coll. « Bibl.de la Pléiade ».

 Christa Wolf, August, éd. Christian Bourgeois, 2014, 43 pages.