Alceste à bicyclette, Philippe Le Guay

Alceste à bicyclette : faut-il imaginer une incarnation familière et bucolique du vitupérant personnage de Molière ? C’est en effet ce que semble avoir dégoté Gauthier Valence, acteur à succès d’une série TFI, lorsqu’il débarque sur l’île de Ré pour persuader une vieille connaissance, Serge Tanneur, de jouer avec lui dans sa prochaine mise en scène du Misanthrope. Les deux hommes sont a priori tout désignés pour camper le couple improbable Alceste/Philinte, figures contraires qui s’attirent et s’irritent. Gauthier, quadragénaire argenté bien fait et bien mis, vit à Paris où il baigne dans le milieu du cinéma et de la télévision. Il jouit d’une célébrité certaine grâce à son rôle-titre dans une série médiocre qui, certes, ne semble pas satisfaire ses exigences artistiques mais lui octroie richesse et reconnaissance tout en lui permettant de mener ses propres projets. Serge, lui, a aussi été un acteur renommé mais a tout abandonné après la trahison d’un ami producteur ; il a trouvé à l’île de Ré cet « endroit écarté » rêvé par Alceste, ne voit personne, se réjouit de ne pas être raccordé au tout-à-l’égout du commun des mortels et envisage régulièrement une vasectomie pour être sûr de ne pas contribuer à la préservation du genre humain. Nul besoin de composer donc, Serge et Gauthier incarnent déjà, dans une mise en abyme qui n’est pas sans intérêt, les positionnements d’Alceste et Philinte à l’égard non plus des hypocrisies de Versailles mais des compromissions du monde du spectacle.

Pourtant, pour plusieurs raisons, la distribution reste l’enjeu fondamental tout au long des répétitions qu’amorcent les deux acteurs sur l’île avant de se lancer pour de bon dans l’aventure. Gauthier et Serge sont tous deux pleins du désir de briller dans le rôle-titre d’Alceste ; ils s’arrangent au début en convenant de jouer en alternance les deux rôles masculins – ce qui serait en effet novateur et enrichirait la lecture du personnage – mais la pulsion narcissique de chacun, coriace, génère de nombreux conflits. Ainsi, lorsque c’est au tour de Gauthier d’incarner le misanthrope, Serge ne peut se retenir de critiquer son interprétation et profite d’une erreur de texte de son partenaire pour lui démontrer qu’étant trop policé, il n’est pas fait pour le rôle. Toutefois, l’enjeu de la distribution tient aussi à des questions d’identification. Gauthier semble certes coller au personnage de Philinte mais rêve profondément d’être cet Alceste exigeant et intraitable auquel il a renoncé dans sa vie. L’incarnation du rôle constituerait pour lui un espace de reconnaissance crucial.

Cette réflexion sur l’étape clé de la distribution est de toute évidence au centre du film et se développe jusqu’à la fin de façon juste et éclairante. En effet, les deux acteurs ne franchiront pas cet obstacle. Serge, blessé par un revers amoureux, finit par se confondre entièrement avec le personnage d’Alceste ; alors que tous les acteurs du projet sont réunis en vue de signer les contrats, il débarque en costume et fustige les hypocrisies du milieu. Telle aura été la grande scène de son Alceste, la seule. Gauthier continue seul l’aventure et s’octroie, sans scrupule désormais, le rôle du misanthrope. Mais le soir de la première, à Paris, on le découvre butant sur le même passage travaillé en répétition : à l’instant de l’incarnation, le poison de l’interdit posé par Serge – tu n’es pas fait pour le rôle – lui remonte à la bouche et l’acteur reste pétrifié.

Le réalisateur propose donc un scénario original, qui met à vue un processus de répétition – ce qui est plutôt rare au cinéma -, et en profite pour creuser une question peu abordée. Pour autant, le film est assez décevant. On aurait aimé qu’il profite des temps de répétition entre les acteurs pour évoquer d’autres interrogations propres au travail théâtral – le problème de la diction de l’alexandrin, fondamental lorsqu’on se confronte à un texte classique, est par exemple discuté trop rapidement. Par ailleurs, la direction de Fabrice Lucchini et Lambert Wilson semble inégale. Souvent émouvants, inventifs dans les scènes où ils répètent Le Misanthrope, les deux acteurs sont plus attendus, parfois stéréotypés, dans le reste du film. Cela tient sans doute beaucoup à la faiblesse des dialogues, faiblesse que révèle d’autant plus cruellement la proximité du texte de Molière.

 

Date de sortie : 16 janvier 2013

Réalisé par : Philippe Le Guay

Avec : Fabrice Luchini, Lambert Wilson

Durée : 1h44

Pays de production : France