Envoyée spéciale, Jean Echenoz

Au terme d’une escapade d’une dizaine d’années, Jean Echenoz revient, avec Envoyée spéciale, au genre qui lui a valu la reconnaissance et l’admiration du public, le roman d’aventure.  Se plonger dans ce tout nouveau récit, c’est comme retrouver un vieil ami que l’on n’a pas vu depuis un bon moment : très excitant, plutôt plaisant mais un peu longuet…

Prenez une jeune parisienne désœuvrée, passablement riche et plutôt jolie, justement prénommée Constance pour son caractère flegmatique. Faites-la enlever par des agents secrets, dont l’un très séduisant, les autres parfaitement incompétents. Réservez le tout à la campagne quelque temps, au plus loin de la civilisation. Quoi de mieux que la Creuse, par conséquent !

Pendant ce temps, faites monter la mayonnaise en y incorporant délicatement un époux distant et indifférent, ex-star de la chanson, affublé du pseudonyme saugrenu de Lou Tausk ; un ancien associé pitoyable mais pas si incapable ; un nouvel associé dépressif et suicidaire ; plusieurs jeunes et jolies femmes et quelques autres personnages savoureux.

Quand la préparation a suffisamment reposé, « c’est très simple, comme le précise le général à Constance, vous allez déstabiliser la Corée du Nord. » Accommodez le tout de diverses saveurs exotiques puis laissez mijoter patiemment.

La recette a fait ses preuves et l’on y retrouve tous les ingrédients qui ont consacré le succès d’Echenoz. A commencer par un style unique qui manie avec génie l’art du décalage. Le langage le plus prosaïque y côtoie un vocabulaire des plus châtiés. Le subjonctif imparfait voisine avec des tournures pour le moins relâchées. La phrase s’allonge à loisir et se scinde alors qu’on ne s’y attend pas, pour laisser place à de longues digressions abracadabrantes quoique parfaitement renseignées. Le narrateur, omniscient, omnipotent et omniprésent, jette sur cet imbroglio un regard attentif pour s’amuser de l’effarement de son vieil ami le lecteur : « Certes, le public a le droit d’objecter qu’une telle information ne semble être qu’une pure digression, sorte d’amusement didactique permettant d’achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. A cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l’heure : pour le moment ».

Ce choix du décalage peut sembler gratuit dans une œuvre qui ne serait qu’un divertissement mais il dessine plus sûrement une esthétique, un art de vivre l’inconséquence. Alors que notre monde semble régi par des causalités diffuses et envahissantes où le moindre papillon venu battant un tant soit peu de l’aile provoque des ouragans politiques, économiques ou écologiques, l’univers dans lequel évoluent les personnages d’Echenoz est imprégné d’une légèreté libératrice. Et cela malgré « les allées et venues de papillons polychromes, souvent seuls mais plus souvent par couples, foule de papillons cette année-là profuse dans la région, surnaturellement plus dense que d’habitude et bien qu’on n’y croisât pas d’éléphants ». Tous agissent et se démènent dans le roman. Ils parcourent le globe, nouent des relations amicales ou amoureuses, mènent des intrigues ou traversent la DMZ2 au péril de leur vie, mais le narrateur veille et se manifeste au détour d’un paragraphe pour nous rappeler l’arbitraire de chacune des décisions prises et le peu de poids d’une vie humaine, vite enlevée, vite oubliée. Le livre nous offre une bouffée d’air frais, le loisir de rire, l’espace d’un instant, d’une actualité qui nous dépasse et nous aliène.

Pour ceux qui ont la chance de n’avoir pas encore découvert l’œuvre d’Echenoz, vous pourrez vous plonger avec délice dans cet univers unique. Pour les autres, vous le retrouverez sans aucun doute avec grand plaisir mais en regrettant peut-être qu’il soit si fidèle à lui-même…

Envoyée spéciale, Jean Echenoz, Les Editions de Minuit, 2016, 313 pages.

Montage photo: Grégoire Poudevigne.