Le Festin de Babette, Gabriel Axel

Le Festin de Babette, film danois sorti en 1987, est une extraordinaire célébration de l’art culinaire, pleine d’humour, de spiritualité et de délicatesse. Quelle beauté ! Quelle quiétude ! Quelle intelligence ! L’œuvre de Gabriel Axel, inspirée d’une nouvelle de Karen Blixen, est à n’en pas douter une référence absolue pour qui le plaisir de la ripaille est une élévation spirituelle tout autant qu’une communion des êtres. Les plaisirs du palais se muent ici en réflexion théologique et ajoutent un chapitre hédoniste à la Sainte Bible…

Dans cette petite communauté luthérienne du Jutland, au Danemark, tout est austère. Ici, le Pasteur est une autorité spirituelle écrasante et l’on vit au rythme de ses sermons. A sa mort, ses deux filles, Martina et Filipa, toutes deux sublimes, continuent de suivre son enseignement et s’astreignent à une vie pieuse. Elles se tiennent éloignées des jouissances terrestres et se dévouent entièrement à leur communauté. Lorsque, plus jeunes, les sœurs sont tombées sous le charme d’un officier et d’un chanteur lyrique, elles ont tourné le dos à leurs sentiments, honteuses d’envisager un instant le plaisir égoïste de la chair.

Un soir de 1871 débarque Babette, une française qui fuit la répression de la Commune de Paris et qui offre ses services de domestique en échange de l’hospitalité des sœurs. Elle s’intègre humblement à cette communauté, quoiqu’elle manifeste un compréhensible écoeurement devant les recettes locales qu’on lui commande. Quatorze années ont passé lorsqu’une nouvelle étonnante arrive de France : elle a gagné dix-mille francs à la loterie. Alors qu’approche la célébration des cent ans du défunt pasteur, Babette se met en tête de préparer à la communauté un dîner « français », un festin gargantuesque en complète contradiction avec les préceptes luthériens de ses hôtes.

Le Festin de Babette devient alors une ode à la gastronomie dont les héros, filmés comme de beaux acteurs, sont les mets. L’entrée en scène des aliments est une véritable invasion : importés de France par voie maritime, ils semblent porter avec eux tentations démoniaques et sorcelleries. Les craintes des sœurs puritaines paraissent ainsi légitimes. Le défilé des ingrédients, à l’état brut, dans un naturalisme précis, étudié, esthétisé (on songe aux natures mortes de Chardin) ressemble bel et bien à la pharmacie d’une sorcière : tortue géante, cailles grouillantes qui piaillent, fruits juteux, spiritueux… Autant de maléfices terrifiants pour ceux qui ne se nourrissent que de poisson bouilli et de pain mouillé. Autant de promesses formidables pour le spectateur qui déjà se caresse le ventre.

C’est donc avec crainte que les convives se mettent à table, n’acceptant l’invitation que par respect pour Babette et se promettant de renoncer à une coupable jouissance. La plupart d’entre eux sont alors en conflit, pleins de rancœurs et de reproches. Les sœurs, garantes de l’instance religieuse figurée par leur père, ne parviennent pas à apaiser ces tensions. Si le Clergé et le Tiers-Etat sont représentés, il ne manque que la Noblesse à cette assemblée. C’est alors qu’un invité de dernière minute, le général Lôwenhielm, celui-là même qui avait été éconduit par l’une des sœurs des années auparavant, fait irruption en accompagnant sa vieille tante. Désormais, il y a douze invités, nombre qui renvoie bien sûr à la Cène biblique. Douze témoins, douze apôtres, prêts à connaître une révélation qui transcende les origines sociales et ne concerne que l’âme humaine, soulevée par son enveloppe charnelle. Le treizième convive serait la cuisinière, prophétesse – ô sacrilège – de la boustifaille !

Le silence dans lequel le repas se déroule est d’abord celui d’une pénitence. Mais, peu à peu, la pénitence cède le pas à une dévote dégustation. Le réalisateur prend soin de décortiquer les expressions des visages, dissimulant un plaisir de plus en plus évident. Il y a du Bergman dans ce minimalisme esthétisé, dans cette capacité à repérer sur les faciès les signes les plus subtils de la gourmandise et de la culpabilité. Le bruit des couverts, de la mastication, des vins que l’on verse et qu’on avale l’œil brillant, traversent de bout en bout cette expérience initiatique. Les conversations ne sont faites que de références religieuses : on cite des sermons du pasteurs, des passages de la Bible, on dessine des paraboles. Là encore, la progression du repas modifie très sensiblement le sens des phrases prononcées, non sans humour. D’abord vouées à combattre le plaisir fautif, celles-ci finissent par être imprégnées d’un double sens qui non seulement rend légitime la jouissance culinaire, mais l’érige en moyen d’accéder à la plénitude divine. Seul le Général, peu au fait des craintes de la communauté, assume pleinement son plaisir et théorise clairement cette sublimation de la chère. C’est d’ailleurs lui qui révèle l’identité de Babette et produit le discours le plus achevé, un panégyrique du festin mêlé à un développement sur la Grâce et la Vérité divines.

La religiosité de l’art culinaire, cet art qui transcende les cœurs et les classes sociales, trouve son terme dans l’harmonie qui règne à la fin du repas : les tensions ont disparu et font place nette au pardon véritable, à la joie, à la communion. La concorde règne alors dans une ivresse toute hédoniste. C’est alors que les regrets quant à l’amour semblent voir le jour, regrets qui promettent une révolution spirituelle au sein de la communauté.

La longueur de la scène du repas surprend en ce que jamais elle n’ennuie : elle plonge le spectateur dans le plaisir et dans une réflexion favorisée par les temps de silence qui suivent chacun des propos mystiques des convives. La ligne narrative est aussi minimaliste que le propos est intéressant. Pourtant, le film demeure léger, drôle, distrayant. C’est une œuvre de génie que Gabriel Axel nous livre là !

Pour saliver, le menu du Festin de Babette :
Plats

Soupe de tortue géante

Blinis Demidoff (blinis au caviar et à la crème)
Cailles en sarcophage au foie gras et sauce aux truffes
Salade d’endives aux noix
Fromages
savarin et salade de fruits glacés
Fruits frais (raisins, figues, ananas…)
Vins
Xérès amontillado avec la soupe
Champagne Veuve Clicquot 1860, accompagne les blinis
Clos de Vougeot 1845 avec cailles et fromages
Fine Champagne
Eau avec les fruits
Café accompagné de baba au rhum

Date de sortie : 28 août 1987

Réalisé par : Gabriel Axel

Avec : Stéphane Audran, Bodil Kjer, Birgitte Federspiel

Durée : 1h42

Pays de production : Danemark