Kaputt, Malaparte

Témoin privilégié, spectateur désabusé, Curzio Malaparte raconte dans un roman terrible et magnifique ce qu’il a vu entre 1941 et 1943 sur le front de l’Est. Paru en 1944, controversé et trop oublié, Kaputt est le premier roman sur la seconde guerre mondiale et l’un des plus grands, « un livre horriblement cruel et gai » selon son auteur. 

L’histoire du manuscrit est à elle seule un roman : commencé en Roumanie, caché par un paysan, confié à un diplomate espagnol. Objet de polémique dès sa réception, le livre souffre sans doute de la réputation de son auteur mégalomane, brièvement partisan de Mussolini avant de critiquer le régime. Le titre Kaputt donne le ton « Aucun mot (…) ne saurait mieux indiquer ce que nous sommes, ce qu’est l’Europe, dorénavant : un amoncellement de débris. » Les titres de chaque  partie « Les chevaux, Les rats, Les chiens, Les rennes » disent la déshumanisation, la barbarie à l’oeuvre. Partout, le froid, la faim, la mort et surtout le cynisme, la bonne conscience des bourreaux, l’entreprise rationnelle d’extermination. 

Dans ce roman qui raconte l’horreur et la cruauté de la guerre, il y a cependant encore place pour la beauté des choses. Admirateur de Chateaubriand dont il dit s’inspirer, Malaparte tient aussi de Proust pour les descriptions somptueuses. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « Du côté de Guermantes ». Dans une langue virtuose et souvent métaphorique, il transfigure le champ de bataille en gravure de Dürer : «Les chars et les troupes d’assaut avançant dans les sillons tracés par les chenilles semblaient gravés au burin sur la plaque de cuivre de la plaine ». En esthète, Il évoque les notes pures et légères d’un prélude de Chopin écouté par les dignitaires nazis ou le rouge sanglant d’un vin de Bourgogne qui rappelle, dans la nuit blanche de Finlande, « cette couleur pourpre et or des collines de la Côte-d’Or. » Toutes ses références intimes appartiennent à un monde révolu, celui de sa jeunesse et d’une certaine innocence, non pas celle d’avant 40 mais celle d’avant 14 : « Du fond de ma mémoire surgissaient avec un rire doux, les ombres charmantes de cet âge lointain et pur». Il incarne une civilisation perdue, un univers de raffinement, d’esprit, de tolérance et de politesse exquise; son plus grand acte de résistance est peut-être de dire « prosze Pana » (Monsieur, en polonais) aux vieux Juifs dans le ghetto de Varsovie : « je disais « prosze pana» à ceux que je heurtais involontairement en entrant; et je savais que ces paroles étaient un don merveilleux. Je disais en souriant « prosze pana » et je voyais autour de moi, sur ces visages de papier sale, naître un pauvre sourire de stupeur, de joie, de gratitude. »

Sur la guerre, sur l’esprit des peuples, il émet des théories parfois paradoxales. Aux Juifs roumains qui lui demandent d’intervenir pour éviter le pogrom de Jassy, il répond que les Italiens sont brisés par vingt ans de fascisme : « Nous ne savons plus agir, nous ne savons plus prendre aucune responsabilité, après vingt ans d’esclavage. (…) Nous ne sommes plus bons à rien. Nous ne savons qu’applaudir. » Au prince Eugène qui lui demande si les Allemands sont cruels, il explique que, selon lui, la cruauté allemande est un effet de la peur : « Ce qui pousse l’Allemand à la cruauté, aux actes les plus froidement, les plus méthodiquement, les plus scientifiquement cruels, c’est la peur des opprimés, des désarmés, des faibles, des malades ; la peur des vieux, des femmes, des enfants, la peur des Juifs. » Sur la situation polonaise, le patriotisme, le poids de l’Eglise préférant les nazis aux communistes, l’émergence de la classe ouvrière profitant de l’exil de la bourgeoisie… sur tous les sujets, il a une opinion, une formule étonnante, une réplique énigmatique. Certes, il triche un peu, (beaucoup?) avec sa biographie, il se donne le beau rôle, il est toujours présent aux bons moments, mais peu importe, c’est un roman!

Le narrateur, diplomate et journaliste italien, est tout à fois dans et à l’extérieur de la guerre. La force de ce livre sur la seconde guerre mondiale est de toujours garder une certaine distance, qui permet de dire l’indicible.  Aucune scène d’horreur n’est montrée directement, tout est rapporté lors de discussions, de soirées. Dans la douceur de la demeure du prince Eugène, Malaparte raconte le front de l’Est; dans l’ivresse d’une fin de banquet donné par le général gouverneur de Pologne, il décrit le massacre des Juifs de Jassy : « Partout le joyeux et féroce labeur du pogrom remplissait les rues et les places de détonations, de pleurs, de hurlements terribles et de rires cruels » et sa visite au ghetto de Varsovie; dans la quiétude de la bibliothèque de la légation de Suède, il rapporte l’histoire des chiens rouges de l’Ukraine, et, plus terrible encore, celle des « leçons en plein air » dans la cour des kolkhozes; entouré de jeunes aristocrates allemandes, il décrit les jeunes juives du bordel militaire remplacées tous les vingt jours. L’ opposition est criante entre le confort, le raffinement et l’horreur absolue. Mais l’empathie est toujours modérée par un regard désabusé, l’horreur parfois tempérée par le ridicule des dignitaires nazis : Himmler nu au sauna, le général von Heunert s’acharnant à pêcher le saumon résistant.

Finalement, alors même qu’il décrit la fin d’une certaine Europe, Kaputt est un livre européen, au même titre que Le Monde d’hier de Stefan Zweig – si, comme l’écrivait Milan Kundera, est européen « celui qui a la nostalgie de l’Europe. » On traverse la Suède, la Roumanie, la Pologne, la Finlande; un Italien dialogue avec des Suédois, des Allemands, des Espagnols… Dans cette Europe décomposée où tout est à reconstruire, l’auteur espère « Que les temps nouveaux soient des temps de liberté et de respect pour tous (…) Car c’est seulement la liberté et le respect de la culture qui pourront sauver l’Italie et l’Europe de ces temps cruels. »

Kaputt, Curzio Malaparte, traduit par Juliette Bertrand, Folio, 1972 (1943), 512 pages.