Marie-Odile Sauvajon – Les heures perdues http://www.lesheuresperdues.fr site de critique culturelle Sat, 13 Aug 2016 11:23:11 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.4.4 Les Damnés, mise en scène Ivo Van Hove http://www.lesheuresperdues.fr/damnes-mise-scene-ivo-van-hove/ http://www.lesheuresperdues.fr/damnes-mise-scene-ivo-van-hove/#respond Sat, 06 Aug 2016 09:29:16 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2482

Dans la cour d’honneur du palais des papes Ivo Van Hove met en scène Les Damnés (d’après le scénario de Visconti) avec la troupe de la Comédie-Française. Un grand moment de théâtre. L’histoire de la famille Essenbeck, inspirée de la famille Krupp, a des allures de drame shakespearien. On s’y entretue pour le pouvoir, on […]

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Dans la cour d’honneur du palais des papes Ivo Van Hove met en scène Les Damnés (d’après le scénario de Visconti) avec la troupe de la Comédie-Française. Un grand moment de théâtre.

L’histoire de la famille Essenbeck, inspirée de la famille Krupp, a des allures de drame shakespearien. On s’y entretue pour le pouvoir, on fait et défait les alliances entre cousins, on trame des complots, le fils incestueux se retourne contre sa mère. Sur la scène orange, rouge sang puis noire, les personnages s’affrontent dans un paroxysme de violence et passion. Sur l’écran, l’image projette en gros plan le jeu des acteurs, montre l’incendie du Reichstag ou les machines des aciéries et renvoie aussi aux spectateurs leur propre reflet. Chaque acte de cette tragédie est ponctuée par un meurtre, une mise au tombeau suivie par l’avancée silencieuse de tous les acteurs vers le public. C’est alors lui qui est filmé et qui voit son image projetée sur l’écran. Nous les regardons et nous nous regardons.

Il faut faire avec cette immense espace où, de part et d’autre du praticable, sont disposés loges et coulisses, musiciens et cercueils, où l’oeil est sollicité de toute part. Et surtout, ce soir-là, il faut faire avec les rafales de mistral qui jouent avec les vêtements des acteurs et frigorifient les spectateurs. Mais malgré cela et en dépit de quelques longueurs, la magie du théâtre opère. Particulièrement dans des moments de fulgurance comme la bacchanale des SA où deux acteurs sur scène démultipliés par la vidéo et la sonorisation donnent l’illusion troublante d’une foule ; la cour d’honneur devient alors le stade de Nuremberg résonnant de chants nazis. Les acteurs du Français, tous impeccables, sont capables de tout, du plus intime -changements imperceptibles évoquant une multiplicité de sentiments sur le visage de Didier Sandre filmé en gros plan- au plus physique : scènes de séduction d’Elsa Lepoivre, performance étonnante de Podalydès, rôle de composition de Christophe Montenez/Martin von Essenbeck. Emergeant de l’enfance et de l’emprise maternelle, il incarne l’homme nouveau triomphant et mortifère en un final éblouissant et terrifiant d’actualité. Une perfection glacée.

Les Damnés, Ivo Van Hove

Durée 2h 10

Au festival d’Avignon, cour d’honneur du Palais des Papes du 6 au 16 juillet 2016, puis du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017 à la Comédie-Française.

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Tristesses, mise en scène Anne-Cécile Vandalem. http://www.lesheuresperdues.fr/tristesses-mise-scene-anne-cecile-vandalem/ http://www.lesheuresperdues.fr/tristesses-mise-scene-anne-cecile-vandalem/#respond Sat, 16 Jul 2016 14:46:12 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2473

Le 70ème Festival d’Avignon, qui se tient du 6 au 24 Juillet, fait la part belle à la scène belge francophone. Tristesses est un spectacle de théâtre musical qui met en lumière les liens insidieux entre le pouvoir et la tristesse. Une franche réussite. Trois maisons de poupée et un temple dans une île imaginaire […]

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Le 70ème Festival d’Avignon, qui se tient du 6 au 24 Juillet, fait la part belle à la scène belge francophone. Tristesses est un spectacle de théâtre musical qui met en lumière les liens insidieux entre le pouvoir et la tristesse. Une franche réussite.

Trois maisons de poupée et un temple dans une île imaginaire du Jutland nommée Tristesse qui ne compte plus que huit habitants depuis la fermeture des abattoirs. Mais il y a quelque chose de pourri dans ce royaume du Danemark, quelque chose d’étrange et d’inquiétant. Les ombres errantes du passé y déambulent lentement. La croix sur le fronton du temple est bizarrement penchée. Tout bascule lorsqu’on retrouve le corps de Mme Heiger pendue et que sa fille, la très ambitieuse Martha, dirigeante du parti d’extrême droite, vient pour enterrer sa mère.

Sur le plateau, les acteurs s’affrontent pendant qu’en fond de scène la caméra filme et retransmet sur écran l’intérieur des maisons fermées, l’envers du décor. Les dialogues fusent, les claques volent. C’est drôle et violent à la fois car l’écriture d’Anne-Cécile Vandalem sait mêler dramatique et comique jusqu’à l’humour noir, macabre -au risque de désarçonner le public-. La scène des funérailles, déjantée, riche en gags est particulièrement hilarante. La narration, riche et prenante, tient du huis clos à la Ibsen et du polar noir américain.

Ce que montre la pièce c’est le fascisme à tous les niveaux, celui du macho ordinaire, du petit chef, des enfants qui s’acharnent sur un souffre-douleur ; celui surtout qui s’impose peu à peu et parvient au pouvoir par la corruption, l’intimidation et la manipulation, avec le consentement de tous.

Un conte cruel, qui nous parle d’aujourd’hui.

Tristesses, Compagnie Das Fräulein, Conception, écriture et mise en scène Anne-Cécile Vandalem.

Durée 2 h15.

Au festival d’Avignon, Gymnase du lycée Aubanel du 8 au 14 juillet 2016, puis en tournée : les 7 et 8 octobre à Vélizy-Villacoublay, les 13 et 14 octobre à Modène (Italie), du 26 au 29 octobre à Namur (Belgique), les 8 et 9 novembre au Havre, du 15 au 17 mars 2017 à Grenoble, les 21 et 22 mars à Annecy, les 7 et 8 novembre 2017 à Amiens.

 

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Les Deux Etendards, Lucien Rebatet http://www.lesheuresperdues.fr/deux-etendards-lucien-rebatet/ http://www.lesheuresperdues.fr/deux-etendards-lucien-rebatet/#respond Thu, 09 Jun 2016 19:15:17 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2461

Peut-on encore lire Lucien Rebatet ? Répondre par la négative serait oublier que le pamphlétaire violemment antisémite des Décombres est aussi l’auteur d’un immense roman, Les Deux Etendards, qui s’inscrit dans la lignée de Balzac, de Stendhal et de Proust. Un chef d’œuvre à découvrir. François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux […]

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Peut-on encore lire Lucien Rebatet ? Répondre par la négative serait oublier que le pamphlétaire violemment antisémite des Décombres est aussi l’auteur d’un immense roman, Les Deux Etendards, qui s’inscrit dans la lignée de Balzac, de Stendhal et de Proust. Un chef d’œuvre à découvrir.

François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres.» On comprend que ce roman ait pu séduire celui qui aimait les livres, les femmes et la France. Tout y est : les interrogations métaphysiques, l’amour fou, la province française aux accents balzaciens, l’entre-deux guerres, la peinture, la musique et la littérature. Et même si l’on peut parfois être irrité par les longs débats théologiques des deux protagonistes, le style alerte entraîne, le lyrisme emporte, l’ironie mordante réjouit.

Chef d’œuvre maudit, ébauché en 1937, commencé en 1941 parallèlement à la rédaction des Décombres et aux articles dans Je suis partout, continué en 1944 lors de la fuite au château de Sigmaringen (où Rebatet côtoie Céline), il est achevé en prison à Fresnes dans le quartier des condamnés à mort, puis à Clairvaux où l’auteur en corrige les épreuves transmises clandestinement par sa femme; c’est l’œuvre d’une vie dans laquelle le romancier transpose des événements vécus. Salué lors de sa parution en 1952 par de nombreux auteurs dont Camus, il resta cependant sans succès, livre tabou occulté par le passé collaborateur de son auteur mais réédité régulièrement par Gallimard.

Michel Croz, jeune provincial ambitieux, fait ses études à Paris et rêve de gloire littéraire. Puis rupture, tournant inattendu : devenu fou amoureux d’Anne-Marie, jeune lyonnaise que lui présente son ami Régis, Michel part vivre dans cette ville pour se rapprocher d’elle. Mais Anne-Marie aime Régis et est aimée de lui. Tout cela serait assez banal si ce n’est qu’il s’agit d’un amour mystique qui lie ces deux amants en Dieu depuis leur nuit d’extase : Régis se destine à la prêtrise et Anne-Marie à la vie religieuse. Michel sublime son amour et le tient secret.

Ce qui fait le charme, la richesse et l’intérêt des Deux Etendards, c’est qu’il contient plusieurs romans, surprenant ainsi le lecteur. Au roman parisien succède le roman de Lyon, au roman d’apprentissage le roman d’amour. Nous parcourons les rues et les quais de la ville avec nos trois héros et devenons familiers de leurs lieux de rendez-vous – rue Créqui, place Antique, café des Alpes…– Nous partageons les émois et les sentiments de Michel, analysés et disséqués dans son monologue intérieur et dans les pages de son journal. Car Les Deux Etendards est bien le roman de l’amour fou, de l’amour sous toutes ses formes. Comme dans Le Rouge et le Noir, l’ambition cède devant la passion. Pour l’amour d’Anne-Marie, Michel renonce à tout : il quitte la ville lumière pour la triste et brumeuse cité provinciale, passe des après-midi à boire de la limonade tiède dans un café minable qu’illumine la présence de la jeune fille, arpente en veston les quais humides et ventés, vit d’expédients, refuse une situation avantageuse dans un journal parisien, frôle la délinquance ; il ne sent pas la faim, il ne sent pas le froid, il vit dans le sublime. Il tente même, lui le mécréant, l’anticlérical, de se convertir, mène une existence ascétique, se plonge dans les textes religieux afin de se rapprocher des deux amants mystiques. Sublimé, idéalisé, l’amour est aussi érotique et sensuel. Le désir est prégnant, l’amour physique décrit sans mièvrerie ni complaisance, avec liberté, comme les personnages le vivent, dans un mélange de fougue, de délicatesse et une pointe de mélancolie.

Par certains aspects héritier des romans du XIXème siècle, Les Deux Etendards appartient cependant bien au XXème. C’est le roman de l’après-guerre, de ce temps où les jeunes hommes pleins d’illusions croient qu’ils vont bâtir un monde nouveau sur les ruines de l’ancien : «On ne penserait, on ne peindrait, on n’écrirait, on n’aimerait plus jamais comme avant.  (…) Il était entendu que les valses, les robes à traîne, la musique tonale avaient disparu pour toujours. Chaque saison voyait naître mille peintres, cinq cents compositeurs, cent philosophes inédits, qui balayaient le passé d’un revers de main.» A Paris, dans ces premiers chapitres éblouissants qui évoquent la France des années vingt, nos héros découvrent Wagner et Cézanne, côtoient les  surréalistes, s’enthousiasment pour Gide, Proust et Lucien Leuwen. A Lyon, ils passent leurs nuits à débattre théologie, musique et littérature en déambulant place Bellecour.

Mais surtout, échappant au seul contexte, ce roman est un adieu à la jeunesse et aux illusions qui dit l’impossibilité pour les deux jeunes gens d’accéder au monde adulte, d’assumer le passage du rêve à la réalité ; seule solution, le fuir, dans la «jésuitière» ou dans l’érotisme, dans le rêve de l’amour idéal, celui de Dieu ou d’une femme. Le titre, emprunté aux Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (fondateur de l’ordre des jésuites), fait d’ailleurs référence à cette dualité : méditation sur les deux étendards, celui du Christ ou de Satan.

Le Rebatet polémiste resurgit dans ses violentes diatribes contre les bourgeois lyonnais et les «catholicards», dans son invention verbale et ses formules percutantes[1]. Le Rebatet fasciste affleure parfois dans sa haine de la démocratie et du catholicisme social, dans son mépris du peuple attaché aux «libertés humaines : les 40 heures et le Pernod », même s’il n’épargne pas non plus le bourgeois. Adeptes de l’égotisme stendhalien, ses héros revendiquent l’appartenance à une élite, celle de l’esprit, et ambitionnent de vivre un amour hors du commun qui les distingue du «troupeau».

Si, en plus de mille pages, Rebatet ne nous lasse pas, c’est qu’il imprime du rythme à la narration. Pas de description exhaustive, juste quelques traits insérés au fil de l’action; des ellipses et des ruptures[2]. C’est aussi parce qu’il joue de la variété des formes et des tons et que chaque personnage, même secondaire – confesseur jésuite ou truand corse – fait entendre sa voix particulière. C’est surtout parce que sa maîtrise du style lui permet un registre étendu : concise et efficace, la phrase devient incisive quand s’exerce l’ironie, lyrique quand elle épouse l’enthousiasme juvénile des héros. On passe de la langue classique la plus pure à l’argot des étudiants et aux tournures populaires dans des dialogues particulièrement réussis. Mais toujours, en mélomane averti, il traque la fausse note : « Il fallait que tout fût pesé, que le mot juste vînt chasser la banalité[3].»

Alors oui, Rebatet est un fasciste assumé, un antisémite obsessionnel jusqu’au délire, mais aussi un très grand romancier. Reste que lire les mille trois cents pages des Deux Etendards demeure un privilège de vacancier, d’insomniaque ou de rentier.

Les Deux Étendards, roman, première parution en 1951, nouvelle édition en un volume en 1991, Collection Blanche Gallimard, 1328 pages.

[1] Pour en donner un aperçu, nous ne résistons pas au plaisir de citer sa description de la basilique de Fourvière : « De l’or, des émaux, des mosaïques, beaucoup de chèques et pas une idée d’artistes. C’est bien la cathédrale des boutiquiers parvenus. »

[2]  L’auteur se défait ainsi de Guillaume, l’ami parisien devenu inutile, en l’envoyant en garnison au Maroc et s’en excuse avec désinvolture : « Guillaume est sorti de cette histoire, bien malgré lui, depuis de longs mois. »

[3] In Rebatet, Mémoires d’un fasciste, 1976.

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La petite Femelle, Philippe Jaenada http://www.lesheuresperdues.fr/2411-2/ http://www.lesheuresperdues.fr/2411-2/#respond Tue, 29 Mar 2016 19:20:05 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2411

Dans La petite Femelle, Philippe Jaenada reconstitue avec minutie l’histoire tragique et authentique d’une femme qui a tué son amant. Un portrait en forme de plaidoyer où la rigueur n’exclut pas la fantaisie. Pour avoir tué son ancien amant, Pauline Dubuisson est condamnée en 1953 à la prison à perpétuité après un procès qui connaît […]

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Dans La petite Femelle, Philippe Jaenada reconstitue avec minutie l’histoire tragique et authentique d’une femme qui a tué son amant. Un portrait en forme de plaidoyer où la rigueur n’exclut pas la fantaisie.

Pour avoir tué son ancien amant, Pauline Dubuisson est condamnée en 1953 à la prison à perpétuité après un procès qui connaît un grand retentissement dans la presse et l’opinion publique. Libérée pour bonne conduite après huit ans de prison, elle change de prénom et reprend ses études de médecine à Paris. Mais, rattrapée par son passé, elle part au Maroc où elle exerce comme infirmière. Reconnue à nouveau et repoussée par celui qu’elle s’apprêtait à épouser, elle se suicide en 1963.

Au cours des années suivantes, cette histoire inspira à la fois la littérature et le cinéma : dès 1958, En cas de malheur de Simenon est adapté à l’écran par Autant-Lara avec Brigitte Bardot, et surtout en 1960 La Vérité de Clouzot, toujours avec Bardot, remporte un grand succès. Plus récemment, en 1991, Jean-Marie Fitère publie La Ravageuse et Jean-Luc Seigle Je vous écris dans le noir en 2015. Alors, pourquoi un nouveau livre consacré à cette affaire ?

Que l’on ne s’y méprenne pas. Il ne s’agit pas ici d’un « roman vrai », d’une fiction à partir d’un fait divers mais de la recherche de la vérité, comme l’annonce l’auteur dans son prologue : «Je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle qu’on puisse être. » Philippe Jaenada se fait l’avocat pointilleux de l’accusée (celui qui lui a fait défaut lors de son procès puisque son défenseur, le très catholique Paul Baudet, soucieux de sauver l’âme plus que la vie de sa cliente, n’a pas cherché à réfuter l’accusation de préméditation). L’auteur a fouillé les archives, épluché les rapports de police, débusqué et interrogé les derniers témoins. Il met ainsi à jour la partialité du dossier, les glissements de mots opérés au fil de l’enquête, les approximations et les mensonges des articles de presse. Il fait apparaître le poids des préjugés misogynes dans ce tribunal (presque) entièrement composé d’hommes jugeant une femme, la rigueur de l’avocat général Raymond Lindon (pour la petite histoire, le père de Jérôme, le grand-père de Vincent), la cruauté de l’avocat de la partie civile, maître Floriot, qui interpelle l’accusée après sa troisième tentative de suicide – « En somme, vous ne réussissez que les assassinats ! » – et surtout l’acharnement de la presse et le déferlement de haine à son égard[1].

En retraçant avec précision l’enfance et l’adolescence de Pauline Dubuisson, l’auteur nous rend proche de cette jeune fille au destin brisé. Enfant solitaire entre une mère dépressive et absente, un père rigide et exigeant, elle lit Nietzsche à onze ans et apprend qu’il faut faire partie des forts. Adolescente en temps de guerre, auprès d’un père qui la pousse vers les Allemands, elle voit de près toutes les horreurs de la fin de la guerre lors du siège de Dunkerque et elle est tondue lors de l’épuration (cet aspect de son histoire, encore tabou dans les années 60, est occulté dans le film de Clouzot). Jaenada fait même de cette étudiante en médecine qui veut devenir pédiatre, de cette jeune femme qui prend des amants et refuse de les épouser, une féministe en avance sur son temps qui réclamerait déjà son autonomie, y compris sexuelle. D’où le titre, emprunté au film d’Autant-Lara En cas de malheur : à son amant qui lui demande d’habiter chez lui , Yvette Maudet/Brigitte Bardot répond: « Je suis une petite femelle, il faut me laisser faire ce que j’ai envie. »

Pour bien comprendre l’affaire Dubuisson, il faut aussi la replacer dans son contexte, ce que fait parfaitement l’auteur, au risque même d’impatienter le lecteur pressé de retrouver l’histoire de Pauline. Dans l’après-guerre, les hommes humiliés par la débâcle, l’occupation et la détention en Allemagne se vengent sur des femmes dites légères et réaffirment leur statut. Parce qu’elle a couché avec l’ennemi, Pauline incarne la collaboration ; parce qu’elle a eu quelques amants, c’est une Messaline ; parce qu’elle garde la tête haute, elle devient une rebelle. Tout tient à un malentendu savamment entretenu par l’accusation et par la presse. On juge hautaine, orgueilleuse et cynique celle qui a simplement toujours appris à ne pas montrer ses sentiments. On fait de cette jeune femme de 26 ans trop belle, trop intelligente, trop libre, l’incarnation de tous les défauts prétendument féminins. On qualifie d’assassinat avec préméditation ce qui relève du crime passionnel. Il n’est pas anodin de remarquer que la seule personne parmi les jurés qui ne vote pas la condamnation à mort, sauvant ainsi Pauline de la guillotine, est une femme. Et que, excepté de sa famille, Pauline ne recevra de visite et de soutien que d’une autre femme, visiteuse de prison, qui fera même le déplacement à la prison de Châlons et continuera à correspondre avec elle.

Curieusement, alors que le propos est grave, que l’histoire est tragique, il nous arrive de sourire et même de rire à la lecture de cet ouvrage, tant il est écrit d’un style alerte, plein d’ironie à l’égard des manipulateurs de la vérité, de drôlerie dans ses digressions autobiographiques, ses expressions inventives et ses raccourcis étonnants dès la première ligne : « Je suis comme les bébés, quand la nuit tombe, j’ai besoin d’un whisky. » L’auteur instaure ainsi une sorte de dialogue, de proximité avec le lecteur ; il aborde son personnage avec un « mélange de bienveillance et de détachement »  qui permet une empathie sans pathos; il instille une dose de légèreté dans la rigueur de sa recherche et la noirceur du sujet.

Toutes choses qui contribuent à nous donner un indéniable plaisir de lecture et à nous faire dévorer ce (long) livre qui est tout à la fois une biographie, une reconstitution historique et une réflexion sur la justice.

La petite femelle, Philippe Jaenada, éditions Julliard, août 2015, 720 pages.

[1]   A l’occasion de la parution du livre de Jaenada, Paris-Match a mis en ligne ses archives concernant le procès de Pauline Dubuisson

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Histoire de la violence, Edouard Louis http://www.lesheuresperdues.fr/histoire-de-la-violence-edouard-louis/ http://www.lesheuresperdues.fr/histoire-de-la-violence-edouard-louis/#respond Sat, 05 Mar 2016 21:43:32 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2373

Dans son deuxième roman, Edouard Louis poursuit son entreprise autobiographique sous une forme plus aboutie et resserrée. Histoire de la violence, c’est l’histoire d’un viol et la réappropriation de cette histoire à travers des récits croisés. Une quête de soi au-delà de la honte. Le soir de Noël, alors qu’il rentre chez lui, Edouard est […]

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Dans son deuxième roman, Edouard Louis poursuit son entreprise autobiographique sous une forme plus aboutie et resserrée. Histoire de la violence, c’est l’histoire d’un viol et la réappropriation de cette histoire à travers des récits croisés. Une quête de soi au-delà de la honte.

Le soir de Noël, alors qu’il rentre chez lui, Edouard est abordé par Reda. Ils passent la nuit ensemble mais, au matin, la rencontre tourne mal : quand Edouard lui demande de lui restituer les objets qu’il lui a volés, Reda tente de l’étrangler, le menace d’un revolver et le viole. Ce pourrait être un récit sordide ou un ressassement narcissique, mais pour cet héritier de Didier Eribon et d’Annie Ernaux[1] le vécu fût-il le plus douloureux devient matériau autobiographique et sociologique.  « Porter plainte », comme il le fait dès le lendemain, ce n’est pas se plaindre, c’est se saisir des mots pour se délivrer du fardeau.

C’est d’abord une histoire d’attirance entre deux êtres que tout sépare et qui pourtant se ressemblent. Au temps suspendu de l’approche sur la place de la République déserte succède l’évidence et la fulgurance du désir : « Il a su qu’il irait chez lui. Maintenant c’était certain. » Reda/Edouard, deux prénoms inversés pour ces doubles contraires, le kabyle et le picard, celui qui vit de débrouilles et celui qui lit Nietzsche et Claude Simon. Mais tous deux ont connu l’exclusion, la honte, l’humiliation, celle de leur père et de leur mère, et Edouard, auteur de petits vols dans son adolescence, aurait pu devenir Reda.

Histoire de la violence sous toutes ses formes – dont le titre fait référence à Histoire de la sexualité de Foucaultce livre est peut-être avant tout une histoire de la honte : « à croire que ce qu’on appelle la honte est en fait la forme de mémoire la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair. » Honte d’avoir été humilié, dépossédé de son corps, incompris ; honte d’être issu d’un milieu populaire, de l’avoir fui et, d’une certaine manière, de lui appartenir encore; honte qu’il essaie d’extirper de son corps, mot à mot, pris d’un immense besoin de se raconter, d’une « folie de la parole » qui fait du lecteur un confident et un voyeur.

La réussite du livre tient en grande partie à sa narration. Edouard écoute, caché derrière la porte, le récit de son agression fait par Clara, sa sœur, à son mari. Il intervient par des incises entre parenthèses et en italiques, pour corriger, commenter et raconter à son tour[2]. L’intérêt du dispositif, outre qu’il montre combien le narrateur se sent dépossédé de son histoire, est d’opérer un décentrement et de brosser un portrait sans concession du narrateur vu par sa sœur. Edouard lui-même ne s’épargne pas et ne nous épargne pas. Il décrit avec précision toutes ses réactions – même les plus absurdes – durant l’agression; il détaille la lourdeur et la cruauté du processus médico-judiciaire et les différentes phases de la souffrance post-traumatique : peur, rage, inertie, logorrhée, prostration… A la fois prisonnier et exclu de son histoire, le narrateur frôle la folie : « J’avais le sentiment d’être le figurant d’une histoire qui n’était pas la mienne » . Mais, peu à peu, il reprend la parole, cesse d’écouter sa sœur et se réapproprie son histoire, parce que le livre, après le rapport de police, constitue « un lieu où (sa) parole était possible et dicible. »

En croisant les voix et les points de vue, Edouard Louis évite les écueils de l’angélisme et du manichéisme. Reda garde sa part de mystère. Il y a aussi, comme dans ces bons films où les seconds rôles existent, ces personnages entrevus  – le père de Reda, le mari de Clara, le cousin Sylvain, la mère, bien sûr, dont on entend la voix – autant de figures d’un roman familial que l’on aimerait mieux connaître … Décidément, on n’en a pas fini avec Edouard Louis.

 

Histoire de la violence, Edouard Louis, éditions du Seuil, 2016, 229 pages.

[1] On pense à Retour à Reims de Didier Eribon et à La Place ou La Honte d’Annie Ernaux dans lesquels les auteurs analysent, à travers leur propre trajectoire, le mécanisme de la honte sociale. (Didier Eribon avoue même : « Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. »)

[2] Cette narration à deux voix permet aussi de faire coexister deux langues comme dans En finir avec Eddy Bellegueule. (voir l’article de Marie Fernandez)

 

Illustration: Three Studies for a Self-Portrait, 1980, Francis Bacon

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Ça ira (1) Fin de Louis, mise en sc. de J. Pommerat http://www.lesheuresperdues.fr/ca-ira-1-fin-de-louis-mise-en-scene-de-joel-pommerat/ http://www.lesheuresperdues.fr/ca-ira-1-fin-de-louis-mise-en-scene-de-joel-pommerat/#comments Fri, 29 Jan 2016 13:14:57 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2312

Transposer l’Histoire sans la trahir. Tout est là. Eviter le double écueil de la reconstitution en costumes, forcément fausse et folklorique, ou de la transposition facile et démagogique. Mais transposer pour mieux faire entendre ce que la Révolution française dit de nous, de notre identité et de notre rapport à la politique. Joël Pommerat situe […]

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Transposer l’Histoire sans la trahir. Tout est là. Eviter le double écueil de la reconstitution en costumes, forcément fausse et folklorique, ou de la transposition facile et démagogique. Mais transposer pour mieux faire entendre ce que la Révolution française dit de nous, de notre identité et de notre rapport à la politique. Joël Pommerat situe « Ça ira (1) Fin de Louis » dans un hors-temps qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui. Une très belle réussite. 

Le texte de « Ça ira (1) Fin de Louis », élaboré au cours du processus de travail sur le plateau, s’appuie sur une solide documentation et se nourrit des propositions des acteurs au cours des répétitions[1]. Fidèle sans être érudit ou lourdement didactique, il suit la trame des faits, de leur causalité et de leur enchaînement tragique, à travers une succession de tableaux-séquences. Il suffit de quelques mots pour situer l’action et convoquer nos souvenirs scolaires : Versailles, Louvre, Etats-Généraux, nuit du 4 août… Il suffit de quelques glissements pour la rendre contemporaine : dire « terroristes, dette publique, prolétariat » au lieu de « émeutiers, déficit, Tiers-Etat », « prison » plutôt que « Bastille », « purges » plutôt que « Terreur » et le propos prend une dimension politique intemporelle.

De la même manière, les personnages historiques attendus sont absents, à l’exception du Roi, Louis, et de la Reine (mais jamais nommée Marie-Antoinette). La trame narrative d’une histoire connue de tous et le recours à des anonymes permettent ainsi d’éviter l’abstraction, tout en incarnant des positions idéologiques et des types humains  propres à tout groupe social: l’extrémiste et le conciliateur, le naïf et le carriériste. La même analyse des comportements humains et des rapports de force était d’ailleurs déjà présente dans Ma chambre froide, précédente pièce de Pommerat sur la prise de pouvoir des salariés au sein d’une entreprise.

Mais c’est surtout le dispositif scénique original et efficace qui fait la force du spectacle et lui donne son énergie. « Immersif et non participatif » comme le précise Pommerat : orateurs sur l’avant-scène haranguant les spectateurs, rampe de lumière inondant la salle, acteurs surgissant par les entrées du public… La salle Roger Planchon en forme de coquille, avec ses fauteuils rouges, ses escaliers, devient naturellement hémicycle de l’Assemblée Nationale ; les applaudissements des figurants répartis dans la salle fusent aux discours des députés, prolongeant ceux de la scène. Elle est aussi rue de Paris dans laquelle se risque Louis pour un inédit bain de foule. Ou encore comité de quartier. Les spectateurs deviennent ainsi tour à tour figurants, badauds ou simples citoyens préoccupés de la chose publique. Placés au cœur de l’expérience politique, ils se surprennent à applaudir à leur tour, à s’enthousiasmer, à s’indigner, tant ils sont gagnés par l’intensité de ces moments.

Parmi les acteurs – tous excellents et polyvalents puisqu’ils jouent chacun une dizaine de rôles – il faut citer la formidable Saadia Bentaïeb, fidèle de la troupe Louis Brouillard, qui campe ici une Robespierre(tte) en tailleur-pantalon avec l’éloquence, l’énergie et la véhémence d’une Christiane Taubira à la tribune. Ou encore Yvain Juillard qui incarne entre autres un Louis tout en nuances, à la fois majestueux, hésitant, tourmenté, maladroit. Pop-star lumineuse, souverain à la figure lisse entre Juan Carlos jeune et Albert de Monaco, il glisse progressivement vers le tragique. Quand on l’appelle « Monsieur », quand on lui serre la main, pire, quand on l’embrasse, c’en est fait de la personne sacrée du Roi.

On peut craindre la longueur de la pièce – 4h 30 avec entractes – mais la salle ne se vide pas à l’occasion des pauses et l’attention ne faiblit pas. On est surpris, on vibre, on rit aussi des excès et des ridicules des personnages. A la fin du spectacle, l’ovation debout et les rappels disent assez le plaisir pris. On pourrait reprocher à la pièce de ne représenter que des prises de parole sous des formes variées : discours, proclamations, vociférations, échanges houleux tournant parfois au pugilat… Mais la parole est au cœur de l’action. Elle est indispensable pour rapporter les événements qui ne sont pas montrés (juste rendus présents dans un hors-scène par la bande son) et les raconter selon différents points de vue sans prendre parti. Elle est aussi acte politique révolutionnaire quand le Tiers-Etat se constitue « Assemblée Nationale », quand elle porte menace, condamnation. Elle s’installe au cœur de la démocratie faite de débats, de pluralité d’opinions, d’argumentation, de persuasion : ce que constatent des membres du comité de quartier mettant en cause la légitimité de leur représentant d’une manière terriblement contemporaine : « Tu es devenu un homme politique, tu es dans la séduction de la parole. »

 Comme le dit son scénographe Eric Soyer, Joël Pommerat  est : « Un auteur qui écrit avec des mots, des corps, de la lumière et du son». Un auteur qui nous invite à une véritable expérience de théâtre politique.

Ça ira (1) Fin de Louis, création théâtrale de Joël Pommerat, Compagnie Louis Brouillard.

Du 8 au 28 janvier 2016 au TNP de Villeurbanne (avec Les Célestins, Lyon); les 3 et 4 février à l‘Espace Malraux, Chambérydu 9 au 11 février à Bonlieu, Scène nationale d’Annecyles 18 et 19 février à la Ferme du Buisson, Marne-la-Valléedu 3 au 6 mars à la Mostra internacional de Teatro, Sao Paulo, Brésildu 16 au 19 mars au Centre national des arts d’Ottawa, Canada; les 22 et 23 avril au Théâtre de la ville, Luxembourgdu 28 au 30 avril à la Filature, Mulhousedu 10 au 14 mai au Théâtre du nord, Lilledu 18 au 27 mai à la MC2, Grenoble

 

[1]          Voir interview dans Le Monde Culture et idées du 9 07/2015

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A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal http://www.lesheuresperdues.fr/a-ce-stade-de-la-nuit-maylis-de-kerangal/ http://www.lesheuresperdues.fr/a-ce-stade-de-la-nuit-maylis-de-kerangal/#comments Wed, 09 Dec 2015 20:16:31 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2292

Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant des migrants clandestins africains fait naufrage aux larges des côtes siciliennes. L’écriture naît de cette tragédie, de ce mot entendu à la radio dans la nuit : LAMPEDUSA. Neuf lettres, quatre syllabes qui suscitent l’imaginaire, d’où jaillissent des images contradictoires, des souvenirs et des interrogations sur notre monde et […]

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Le 3 octobre 2013, une embarcation transportant des migrants clandestins africains fait naufrage aux larges des côtes siciliennes. L’écriture naît de cette tragédie, de ce mot entendu à la radio dans la nuit : LAMPEDUSA. Neuf lettres, quatre syllabes qui suscitent l’imaginaire, d’où jaillissent des images contradictoires, des souvenirs et des interrogations sur notre monde et sur la littérature. De quoi Lampedusa est-il le nom ? A cette question Maylis de Kerangal donne des réponses successives, en nous conviant, dans l’intimité nocturne de sa cuisine, à une réflexion par étapes.

Paradoxalement, ce mot évoque d’abord un film de légende, Le Guépard de Visconti, adapté du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’auteure confronte ainsi deux figures apparemment inconciliables : celles du prince Salina – le héros du Guépard – et celle du migrant. Mais ces deux images finissent par se rejoindre, puisqu’il s’agit toujours de l’histoire d’un naufrage. Naufrage d’un homme – le prince Salina qui sent la mort approcher –, naufrages des hommes entassés sur des embarcations de fortune et d’un monde : l’aristocratie sicilienne moribonde ou la vieille Europe repliée sur elle-même. De ces deux figures antithétiques du prince et du migrant, Burt Lancaster est l’incarnation à travers ses rôles cinématographiques comme à travers son histoire personnelle : migrant irlandais devenu star de cinéma.

Mais le nom de Lampedusa est aussi celui de l’île sicilienne et de l’auteur du Guépard, ce qui amène la narratrice à s’interroger sur les rapports entre les lieux, les livres et leurs auteurs : « Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. » Parce qu’un livre est au fond, comme une île, un territoire, un lieu étranger qui devient nôtre lorsqu’on y accoste et qu’on l’investit. Parce que c’est toujours le regard, la mémoire qui transforment les mots en récit et le lieu en paysage. On sait que la géographie est au cœur des romans de Maylis de Kerangal, que ce soit la corniche surplombant la Méditerranée ou les paysages traversés par le transsibérien, et l’on apprend au passage qu’un lieu se nomme Maylis, un autre Kerangal. On sait aussi combien l’empathie, l’humanité est présente dans ses récits et, grâce aux gestes des insulaires, Lampedusa peut être synonyme d’hospitalité.

Le livre procède par glissements de sens comme autant de cercles concentriques qui déploient les résonances du mot. Les chapitres reprennent le titre en écho, sans majuscule initiale puisque tout s’enchaîne dans ce huis clos de la nuit. Le texte se déroule en un flot continu, comme une longue rêverie entrecoupée de phrases nominales, de mots entendus à la radio. Des images et des temps se superposent : les corps entassés dans un cargo renvoient à la traite négrière, les hommes échoués à Ulysse et au mythe des Sirènes dans une odyssée tragique.

Ce texte bref et inclassable tient à la fois de la chronique en réaction à l’actualité et de l’esquisse autobiographique : l’auteure dit «  je », laisse entrevoir furtivement son quotidien à travers quelques objets, évoque son père au détour d’une phrase…On peut le lire aussi comme un essai, une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le rôle des livres face à l’horreur : « Dans la pénombre, les colonnes de livres grimpent comme des plantes, comme des cariatides, elles silhouettent une forêt d’un noir cassis, puissante et pulsatile, un temple hanté de fantômes et de chants. »

 Un petit livre, à lire d’une traite et à relire, pour espérer malgré tout qu’ « à ce stade de la nuit, le jour perce à la fenêtre. »

 A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, éditions Verticales, 2015, 74 pages.

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Un Amour impossible, Christine Angot http://www.lesheuresperdues.fr/un-amour-impossible-christine-angot/ http://www.lesheuresperdues.fr/un-amour-impossible-christine-angot/#respond Wed, 28 Oct 2015 11:01:56 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2257

Après le père, la mère. Christine Angot retrace l’histoire de cette femme dans un portrait précis, efficace et sans pathos, qui est aussi une fine analyse des relations mère/fille et des mécanismes de domination sociale à travers le langage. A l’origine de chacune de nos vies, il y a ce hasard, cet événement qui fonde […]

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Après le père, la mère. Christine Angot retrace l’histoire de cette femme dans un portrait précis, efficace et sans pathos, qui est aussi une fine analyse des relations mère/fille et des mécanismes de domination sociale à travers le langage.

A l’origine de chacune de nos vies, il y a ce hasard, cet événement qui fonde le roman familial : « Mon père et ma mère se sont rencontrés.… » Par cette phrase évidente et fondatrice qui ouvre le livre de Christine Angot, l’autobiographie devient fiction littéraire et s’inscrit dans la lignée des grands romans. L’auteure imagine, dans une reconstitution forcément hypothétique, la passion qui a uni ses parents, l’histoire d’amour dont elle est issue. Sur le modèle de La Princesse de Clèves. tout commence par le bal où ils deviennent un couple : « Il l’a invitée à danser, elle s’est levée…Ils se sont faufilés ».  Dans le petit milieu du quartier américain, c’est le début d’une idylle éphémère entre Rachel Schwartz, la dactylo de Châteauroux, et Pierre Angot, le grand bourgeois parisien traducteur à la base américaine. Il est touché par sa beauté et son élégance, elle est subjuguée par sa culture, son assurance et sa liberté d’esprit : « Elle découvrait un monde ». Des promenades en forêt, un week-end dans la Creuse, une semaine merveilleuse sur la Côte d’Azur – comme en contrepoint de l’effroyable Semaine de vacances de son précédent roman- Pierre s’éloigne et Christine vient au monde.

Si le personnage du père était au cœur de L’Inceste et de Une semaine de vacances, c’est ici la mère qui prend la première place, cette petite femme méprisée, délaissée, qui retrouve toute sa grandeur. On ne peut qu’être touché par sa force, sa ténacité dans le portrait plein d’empathie et d’une précision sociologique qu’en brosse l’auteure. Il en fallait de la force de caractère pour être mère célibataire dans la France provinciale des années soixante. Pour refuser de suivre le père de son enfant à Paris. Et pour recommencer une autre vie, un autre métier dans une autre ville. Mère courage toujours active et gaie, elle élève seule son enfant et conquiert son indépendance. Elle devient emblématique de toute une génération de femmes et de leur libération : Rachel passe son permis, déménage à Reims, devient secrétaire de direction.

L’amour impossible, c’est bien sûr celui de cet homme et de cette femme que tout sépare : le milieu social, la culture, la religion – c’est d’ailleurs celui de tous les couples dans cette famille où les pères s’en vont sur trois générations.- C’est aussi celui d’une fille pour un père, brillant intellectuel cynique et pervers qui manipule la mère comme il manipulera la fille avec le même paternalisme (il appelle d’ailleurs souvent Rachel : « ma grande fille » .) Mais c’est surtout l’amour mère/fille dont le livre montre toute la complexité à travers les dialogues. Cette histoire si particulière est aussi l’histoire de toutes les mères et de toutes les filles. La fusion de la petite fille avec sa maman apparaît sans mièvrerie dans les mots d’enfant. La dureté de l’adolescente qui redouble le mépris social du père en pointant les erreurs de langage de sa mère. Et la compréhension à l’âge adulte quand la fille devient mère à son tour et reconquiert les mots simples de l’amour.

On peut regretter les pages trop didactiques qui explicitent longuement la dimension sociale de leur histoire. A quoi bon s’appesantir sur ce que le récit et les dialogues montrent déjà amplement ? Car le langage est un enjeu majeur au cœur du livre. Il cristallise les différences sociales : « Ta sœur dit « ça pleut », tu as remarqué ? Tu devrais lui dire, socialement elle sera pénalisée. » Il révèle les sentiments les plus intimes, il ancre les personnages dans leur époque et leur donne vie.

A la violence crue de L’Inceste et au silence étouffant d’Une semaine de vacances, succède une écriture plus apaisée. La phrase reste tenue, rythmée, on entend la voix Angot. La petite fille muette et prostrée prend la parole, elle inscrit son nom -ce patronyme arraché de haute lutte par une mère opiniâtre- sur la couverture du livre. C’est l’identité reconquise, la double filiation assumée, la revanche de la littérature.

Un amour impossible, Christine Angot, éd. Flammarion, 2015, 217 pages

Illustration: Détail de Marie-Coca et sa fille, Suzanne Valandon, actuellement au Musée des Beaux-Arts de Lyon. 
Lire aussi l’entretien de Le Monde avec Christine Angot « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature ». 

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Au bord des fleuves qui vont, A. Lobo Antunes http://www.lesheuresperdues.fr/au-bord-des-fleuves-qui-vont-a-lobo-antunes/ http://www.lesheuresperdues.fr/au-bord-des-fleuves-qui-vont-a-lobo-antunes/#respond Tue, 29 Sep 2015 19:20:53 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2235

Dans son dernier livre traduit en français, le grand romancier portugais poursuit sa recherche du temps perdu en convoquant tous les fantômes du passé au chevet d’un mourant. La magie de sa phrase opère et nous sommes plongés dans le labyrinthe de la mémoire. Une lecture déroutante et captivante. Il est des livres que l’on […]

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Dans son dernier livre traduit en français, le grand romancier portugais poursuit sa recherche du temps perdu en convoquant tous les fantômes du passé au chevet d’un mourant. La magie de sa phrase opère et nous sommes plongés dans le labyrinthe de la mémoire. Une lecture déroutante et captivante.

Il est des livres que l’on dévore, d’autres que l’on picore, d’autres enfin qui vous entraînent dans leur univers dès la première ligne. C’est le cas du roman d’Antonio Lobo Antunes, d’une lecture certes exigeante mais facilitée par sa brièveté inhabituelle et son découpage chronologique. L’histoire paraît simple, la narration structurée : opéré d’un cancer, un homme passe quinze jours à l’hôpital de Lisbonne, chaque jour étant évoqué en un chapitre daté. Quinze jours, quinze chapitres, quinze phrases. Et pourtant, rien n’est linéaire, ni la phrase, ni le récit. Dès la première ligne, nous nous échappons du huis clos et nous partons à la dérive : « De la fenêtre de l’hôpital à Lisbonne, ce n’était pas les gens qui entraient ni les voitures entre les arbres ni une ambulance qu’il voyait, c’était… Nous ne sommes plus au mois de mars à Lisbonne au chevet d’un homme malade, nous sommes aux sources du Mondego, dans la maison des étés, dans les odeurs de l’enfance, dans la récapitulation de toute une vie : « sa vie pleine de passés sans qu’il sache lequel d’entre eux était authentique, des réminiscences qui se superposaient, des souvenirs contradictoires, des images qu’il ne reconnaissait pas… » On pense à Apollinaire : « Mon beau navire ô ma mémoire/ Avons-nous assez navigué » et l’on est embarqués Au bord des fleuves qui vont.

Dans l’entre-deux de la maladie et de l’anesthésie, les temps, les lieux et les personnages se répondent. Passé et présent se mêlent en un temps continu, selon cette conception d’un temps « élastique » que l’auteur dit avoir découvert en Afrique. L’identité devient floue et les voix multiples (parfois même au sein de la même phrase au risque de désarçonner le lecteur): voix de l’homme mûr et de celui qu’il fut enfant Antonio/Antoninho, du père et du grand-père, de l’infirmier et de Dona Irene…. comme autant de strates superposées et entrecroisées, voix des vivants et des disparus et même voix des choses. Plus encore que dans La mort de Carlos Gardel où l’auteur faisait se succéder au chevet d’un jeune drogué agonisant les voix de ses proches, celles-ci se superposent et s’entrechoquent ici et surgissent de la mémoire même du gisant. Le sujet s’estompe dans ce moment de la perte de soi : « Quelqu’un est mort à l’hôpital, lui ou un autre ». La première personne s’efface devant la troisième : « et moi au deuxième rang le huitième à partir de la droite, on le reconnaissait à son tablier » car, à la différence des chroniques, le roman, bien que nourri de l’expérience personnelle, s’échappe de l’autobiographique et touche à l’universel.

Et si l’on s’égare parfois dans les méandres de la phrase et des souvenirs, on se laisse envoûter par cette prose sinueuse rythmée de leitmotive, par ces enchaînements de métaphores percutantes dont l’auteur a le secret : « l’oiseau de sa peur sans branche où poser tremblotantes les lèvres de ses ailes, la bogue d’un châtaignier auparavant à l’entrée du jardin et aujourd’hui au-dedans de lui que le médecin appelait cancer ». Dans ce long monologue intérieur les pensées, les sensations se succèdent avec la rapidité des associations d’idées dans un style elliptique qui se joue de la syntaxe et supprime les auxiliaires inutiles : « alors j’ai compris combien le Mondego une mélancolie laborieuse luttant pour s’exprimer, ils appellent ça un fleuve et sur ces rives nous cheminons avec l’espoir que ce soit en direction de la mer quand la mer inexistante, des pins, l’envie de faire connaissance de dona Lurdes »

Par cette écriture du ressassement qui dit l’impossibilité de fixer le temps et le moi, le romancier fait encore une fois la preuve de la puissance de sa langue et de ses images. Il y a du Proust et du Virginia Woolf chez Lobo Antunes.

Au bord des fleuves qui vont, A. Lobo Antunes, éd. Christian Bourgois, 2015, 252 pages

 

 

 

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