Les heures perdues » Elodie Roca http://www.lesheuresperdues.fr site de critique culturelle Fri, 04 Sep 2015 13:50:50 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=4.3 Danser les ombres, Laurent Gaudé http://www.lesheuresperdues.fr/danser-les-ombres-laurent-gaude/ http://www.lesheuresperdues.fr/danser-les-ombres-laurent-gaude/#comments Fri, 24 Jul 2015 11:41:51 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2155

Le dernier roman de Laurent Gaudé reprend les éléments qui l’ont fait connaître et apprécier : l’exotisme et son goût d’ailleurs, la tragédie et ses funeste oracles, la vie et la mort entre rationalité et superstitions. L’alchimie prend: on se laisse envahir par l’esprit d’Haïti, mais l’auteur perd peu à peu le juste équilibre qu’il avait […]

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Le dernier roman de Laurent Gaudé reprend les éléments qui l’ont fait connaître et apprécier : l’exotisme et son goût d’ailleurs, la tragédie et ses funeste oracles, la vie et la mort entre rationalité et superstitions. L’alchimie prend: on se laisse envahir par l’esprit d’Haïti, mais l’auteur perd peu à peu le juste équilibre qu’il avait su trouver. A lire pour les cent cinquante très belles premières pages !

Lucine, jeune femme de Jacmel, quitte sa petite ville de province après la mort de sa plus jeune sœur, maman irresponsable de deux jeunes enfants. Elle est envoyée en mission à Port-au-Prince pour soutirer de l’argent au père des enfants orphelins ; dès son arrivée, elle retrouve l’ambiance de la ville où elle a fait ses études et s’y replonge avec délice. Elle est accueillie à bras ouverts dans le cercle de la maison Fessou, un ancien bordel qui rassemble des amis de tous âges et de tous milieux sociaux. Elle y découvre la douceur de vivre, l’amour et un possible bonheur, jusqu’à ce que la terre tremble, s’ouvre, et laisse place aux ombres.

La première moitié du roman est envoûtante. L’auteur donne vie à des personnages très divers, de Lucine,  jeune provinciale en quête de liberté, au vieux Tess, propriétaire de Fessou ; des anciens activistes politiques, Prophète Coicou ou Pabava, tous deux torturés, à leur bourreau, Firmin dit Matrak ; de Lily, jeune fille riche et malade, à Ti-Sourire, future infirmière qui habite le quartier pauvre de Jalousie.

Tous parcourent la ville, à pied, à moto, en taxi. Ils nous entraînent au marché où de vieilles marchandes gouailleuses s’invectivent en créole ; ils pénètrent dans la gaguère où se déroulent les combats de coqs ; ils poussent le portail de villas luxueuses ou se faufilent dans des ruelles crasseuses et animées.

Les points de vue se croisent. On découvre les multiples facettes d’une société haïtienne écrasée par les années d’occupation française puis américaine et par les différentes dictatures, mais farouchement rebelle et vivante. Le contexte historique est très présent mais n’est évoqué que par petites touches au gré des réminiscences des protagonistes.

Les cent cinquante premières pages mêlent sans heurt le réalisme historique à la culture vaudou, avec son cortège d’esprits et de superstitions.

Cette première moitié du roman est une ode à la culture haïtienne et à Port-au-Prince, « cette ville où tout le monde vit dehors, où l’on peut assister – le temps d’une promenade – à des disputes, des parties de cartes entre amis, des bains de nourrissons ». C’est un chant à la vie et à la fraternité. Le bonheur de l’instant partagé y apparaît comme la forme la plus aboutie de résistance à toutes les forces obscures, ce que la dédicace, déjà, annonçait : « Pour Gaël Turine, En souvenir de ces heures passées ensemble dans les rues de Port-au-Prince, en amitié ».

L’extrême douceur, la paix qui émane du pays, sont malheureusement entachées dès le départ. Le roman s’ouvre sous les mauvais auspices de la tragédie : dès les premières pages, un esprit s’engouffre dans les rues de Jacmel et marque Lucine de son empreinte. On pressent le déferlement du malheur qui va se déchaîner malgré le calme apparent. Mais à la fatalité des forces telluriques s’oppose l’union des hommes dans la douleur. A la mort partout répandue, la force vitale de la solidarité.

Au début du roman, l’auteur trouve un juste et fragile équilibre entre réalisme et surnaturel mais après le tremblement de terre, celui-ci bascule sans nuance dans l’animisme. Il reprend une image qu’il avait déjà utilisée dans Le Soleil des Scorta, mais de façon moins recevable : en s’ouvrant, la terre laisse entendre les voix des morts qui viennent chercher les vivants. Dans le prix Goncourt, on pouvait attribuer cette croyance à la seule superstition de Carmela, vieille italienne devenue sénile ; dans ce dernier roman, cependant, il n’y a pas d’autre interprétation possible : le monde est irrémédiablement envahi de fantômes. La fin n’est plus que surnaturelle. Le doute qui ouvre au questionnement spirituel n’est plus permis, reste une doctrine ésotérique assez peu recevable pour un occidental.

Laurent Gaudé, Danser les ombres, Actes Sud, 2015, 250 pages

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Le Roi Lear, Shakespeare /Olivier Py http://www.lesheuresperdues.fr/le-roi-lear-shakespeare-olivier-py/ http://www.lesheuresperdues.fr/le-roi-lear-shakespeare-olivier-py/#comments Tue, 14 Jul 2015 11:59:08 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2147

En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité… Nous y étions. La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du […]

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En ce mois de juillet 2015, à Avignon, Olivier Py adapte Le roi Lear, de William Shakespeare et provoque les foudres de la critique : Le monde dénonce une mise en scène misogyne et braillarde, Libération regrette son manque de subtilité Nous y étions.

La pièce dont s’empare Olivier Py pour ouvrir cette 69° édition du festival d’Avignon, est un classique. L’histoire est connue : le roi Lear vieillissant veut abandonner la charge du pouvoir à ses filles dans un partage équitable mais il pose une condition. Le despote mégalomane et aveugle n’attribuera les parts qu’après que ses filles auront tour à tour exprimé la force de leur amour. Les deux aînées, Goneril et Régane, rompues à l’art de la flatterie, s’exécutent avec grandiloquence ; la plus jeune, Cordélia, refuse de se prêter à cette mascarade. Lear la déshérite alors et l’exile de son royaume. Elle s’enfuit sous la protection de France.

Le metteur en scène – et directeur du festival – propose une nouvelle traduction, alerte et crue, à l’image de la longue tirade d’insultes prononcée par un Kent déguisé en clochard roumain. Celle-ci reste plutôt fidèle à la verdeur de la langue shakespearienne. Olivier Py multiplie aussi les ajouts, citations mallarméennes, allusions à l’actualité ou chansonnettes populaires adaptées et chantées par le personnage du fou. Ils enrichissent de légèreté et d’humour ce texte d’une rare intensité tragique. Jean-Damien Barbin est d’ailleurs excellent dans son rôle de bouffon sage. Le metteur en scène retrouve ainsi le mélange des registres qu’affectionnait son maître. Pas de quoi susciter la désapprobation unanime de la critique…

Py a aussi effectué des coupes importantes, notamment dans les premières tirades de Cordélia. Là encore, les changements opérés ne sont pas scandaleux : la plus jeune fille du roi Lear, plutôt que d’avouer la défaite du langage se réfugie dans le silence, matérialisant son mutisme par un large morceau de scotch noir qu’elle place sur sa bouche. Une inscription monumentale de néons blancs sur le mur du fond résume ce choix : « Ton silence est une machine de guerre ».

Les trois premiers actes, jusqu’à la folie de Lear sur la lande, me semblent très acceptables. C’est après que cela dérape… Au début de l’acte IV, certaines coupes deviennent très gênantes. Il n’y a ainsi plus de serviteur pour se scandaliser de l’énucléation de Gloster. Torture qui se révèle d’autant plus violente et insoutenable qu’elle s’accompagne de grandes éclaboussures de sang rouge et frais, et ne récolte que rires et sarcasmes abjects sans contrepoint compatissant. C’est un détail, sans doute, et on pouvait encore y voir à ce moment là une catharsis musclée mais efficace. Cependant, ce détail préfigure la complaisance avec laquelle la pièce bascule ensuite dans l’horreur.

Dans la version d’Olivier Py, alors qu’Edmond a mené sa vengeance à son terme et qu’il a orchestré l’emprisonnement puis le meurtre de Cordélia, aucun repentir, aussi tardif soit-il, ne l’anime : il reste de bout en bout l’allégorie caricaturale du mal. Il entre sur scène sur une moto pétaradante, tout de cuir noir vêtu, portant un casque surmonté de deux cornes de bélier, A ce stade, ce n’est plus un détail : le sens même de la pièce en est changé. Si la mort de Cordélia est insoutenable et scandaleuse dans la pièce de Shakespeare, elle arrive comme un ultime accident des folies humaines qui tardent à se corriger, mais Lear et Edmond en sont tous deux anéantis : certes, les fautes des hommes entraînent des conséquences tragiques irréversibles, mais offrent une place à un sursaut d’humanité. Chez Olivier Py, la fin est proprement désespérante : le roi est effondré de la mort de sa fille parce qu’il voit en ce petit ange dansant sa dernière chance d’être aimé. Edmond, quant à lui, se complait dans sa hideur. C’est une victoire absolue des ténèbres sur la lumière, de l’obscurantisme sur le discernement. Et tous dès lors de disparaître engloutis par un trou noir au centre de la scène.

Quant à la mise en scène, elle joue à fond la carte de l’obscénité. L’obsession sexuelle est partout:  baisers à pleine bouche, étalages de corps ouverts et impudiques, mains aux fesses et corps nus se répandent sur scène, et ce, dès les premières minutes. Contrairement aux analyses qui taxent ces pulsions non dissimulées de misogynes, il me semble au contraire qu’en matière d’abjection, la parité est parfaitement respectée.

Le bruit et la fureur accompagnent tout cet étalage de vulgarités. Un tas d’ossement est déversé sur scène à grand renfort d’odeurs nauséabondes. La pièce est ponctuée de sifflements, ou de déflagrations violentes, les personnages manient le pistolet, comme la kalachnikov. Un groupe de terroristes encagoulés fait soudain irruption à l’acte V et provoque la chute de rubans rouges du ciel en une symbolique des plus sordides.

On comprend qu’Olivier Py ait voulu appliquer Le roi Lear à l’histoire du XX° siècle mais si l’illusion peut fonctionner dans les trois premiers actes, elle sombre ensuite dans des métaphores grossières et agressives pour finalement livrer une morale d’une effrayante noirceur : le monde est définitivement livré au chaos.

Le Roi Lear, Shakespeare, mise en scène d’Olivier Py, avec Jean-Damien Barbin, Nâzim Boudjenah (de la Comédie-Française), Amira Casar, Philippe GirardDamien Lehman.

Cour d’honneur du palais des papes d’Avignon, jusqu’au 13 juillet 2015, puis en tournée dans toute la France (du 19 au 21 Novembre 2015, au théâtre de la Criée à Marseille, du 25 au 28 Novembre 2015 aux Célestins à Lyon, le 10 et 11 Décembre à l’Anthéa d’Antibes…)

 

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Ô vous, frères humains, Albert Cohen http://www.lesheuresperdues.fr/o-freres-humains-albert-cohen/ http://www.lesheuresperdues.fr/o-freres-humains-albert-cohen/#comments Thu, 21 May 2015 19:30:55 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2105

O vous, frères humains, qui assistez impuissants à la montée de l’antisémitisme, du racisme, de la haine de l’autre, lisez, faites lire le cri déchirant qu’un enfant adresse à l’humanité hostile qui l’entoure ! … 1905. La France est déchirée par  l’affaire Dreyfus. Les « mort aux juifs » fleurissent sur les murs gris. De ce contexte social, […]

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O vous, frères humains, qui assistez impuissants à la montée de l’antisémitisme, du racisme, de la haine de l’autre, lisez, faites lire le cri déchirant qu’un enfant adresse à l’humanité hostile qui l’entoure ! …

1905. La France est déchirée par  l’affaire Dreyfus. Les « mort aux juifs » fleurissent sur les murs gris. De ce contexte social, il n’est presque jamais question dans le récit : Albert Cohen ne livre qu’un infime souvenir, quelques minutes de vie qui ont déterminé une existence de malheur.

1905, donc. Voilà plusieurs années qu’un petit garçon a quitté les Balkans à la suite de violents pogroms pour s’installer en France, son pays d’adoption, pays chéri auquel il dédie un autel dans le secret de sa chambre, « une crèche patriotique, une sorte de reliquaire des gloires de la France qu’entouraient des petites bougies, des fragments de miroir, des billes d’agate ».

« En ce seizième jour du mois d’août, à trois heures cinq de l’après-midi », l’enfant  s’apprête à fêter ses dix ans. Les petites bougies roses trônent déjà sur le gâteau. Il marche gaiement, innocemment, naïvement dans les rues de Marseille, à la recherche d’une bonne occasion de dépenser les trois francs que sa maman lui a donnés pour son anniversaire. Un vendeur, séduisant beau parleur, lui offre cette occasion : le petit décide d’acheter trois bâtons de détacheur pour faire plaisir à sa mère et la soulager de ses tâches ménagères. Trois bâtons pour plaire au camelot et lui donner une raison de remarquer cet enfant sage et aimant. Trois bâtons pour rester un moment dans le cercle rassurant des badauds, pour sentir leur connivence, pour être intégré. « Mais alors, rencontrant mon sourire tendre de dix ans, sourire d’amour, le camelot s’arrêta de discourir et de frotter, scruta silencieusement mon visage, sourit à son tour, et j’eus peur ».

L’univers enfantin vacille. L’innocence soudain s’envole. Débute le cauchemar : « Toi, tu es un youpin, hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin, hein? Je vois ça à ta gueule (…) eh ben, nous, on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race (…), allez, file ».

Albert Cohen a été cet enfant.

O vous frères humains est publié en 1972, longtemps après le premier texte autobiographique, que l’auteur consacre à sa défunte mère en 1954. C’est l’œuvre d’un vieil homme, qui traverse une grave dépression et appelle la mort de ses vœux. Mais c’est aussi le récit rêvé par un petit garçon honteux, « traçant les mots sur de l’air », fantasmant un livre si beau et si triste qu’il ferait pleurer les haïsseurs de juifs et les amènerait à aimer « ce petit enfant par eux soudain fracassé de malheur ». Et ce vieil enfant triste et orphelin cherche encore l’approbation de sa mère pour justifier sa désuète entreprise : « Mais quoi, si ce livre pouvait changer un seul haïsseur, mon frère en la mort, je n’aurais pas écrit en vain, n’est-ce pas, Maman, mon effrayée ? ».

Loin du froid regard rétrospectif de l’autobiographe, Albert Cohen, emprisonné dans le malheur de ses  dix ans, ressasse sa peine, essaie de la déguiser, de la tromper, tantôt transporté d’amour pour l’humanité, tantôt honteux et solidaire du peuple honni. Il retrouve les réflexes d’écriture de garçonnet. L’auteur  évoque ainsi « le méchant dehors qui me saigne chaque jour sans qu’ils s’en doutent» et affuble de tendres sobriquets ridicules tous les personnages évoqués.

C’est le texte le plus poignant que je connaisse : Albert Cohen sait créer des personnages burlesques et sublimes dans leur malheur. Il sait nous faire rire d’eux tout en nous arrachant des larmes de tragique compassion. Alors, oui : si jamais un haïsseur de juif trouve sur son chemin ces superbes lignes d’amour et de haine mêlées, il est impensable qu’il ne soit pas bouleversé, à jamais transformé par ce formidable rappel de notre commune humanité, de notre fragile égalité face à la mort. Mais encore faudrait-il rêver d’un monde où la littérature tombe entre les bonnes mains…

 

Albert Cohen, Ô Vous Frères humains, Gallimard, 212 pages

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Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss http://www.lesheuresperdues.fr/tristes-tropiques/ http://www.lesheuresperdues.fr/tristes-tropiques/#comments Wed, 18 Mar 2015 20:28:23 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2089 tristes tropiques 3

A l’heure où, en bons occidentaux, nous préparons peut-être nos vacances à l’autre bout du monde, voici un livre salutaire pour interroger notre consommation de cultures étrangères, notre rapport à l’autre et nos propres mœurs. Écrit en 1955, Tristes tropiques n’a pas pris une ride et ses analyses semblent d’une stupéfiante actualité. Claude Lévi-Strauss, jeune […]

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tristes tropiques 3

A l’heure où, en bons occidentaux, nous préparons peut-être nos vacances à l’autre bout du monde, voici un livre salutaire pour interroger notre consommation de cultures étrangères, notre rapport à l’autre et nos propres mœurs. Écrit en 1955, Tristes tropiques n’a pas pris une ride et ses analyses semblent d’une stupéfiante actualité.

Claude Lévi-Strauss, jeune agrégé de philosophie, professeur de lycée sans enthousiasme, se voit proposer un poste à l’université de São Paulo, au Brésil. C’est pour lui le début d’une nouvelle carrière et de sa vocation d’ethnographe. Tristes tropiques retrace les différentes équipées qu’il a dirigées de 1935 à 1940 à la rencontre de plusieurs tribus brésiliennes.

L’auteur livre un récit tout en paradoxe, à l’image de ces deux premières phrases déconcertantes : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions ». A première vue, et malgré son aversion pour ce genre, il rédige bien un récit de voyage. Mais cette entreprise ne vient qu’au terme d’une longue maturation, alors que Claude Lévi-Strauss a renoncé depuis quinze ans à voyager. La première partie du livre s’intitule d’ailleurs paradoxalement « La fin des voyages ».

Si l’auteur y a renoncé, c’est d’abord, semble-t-il, pour la fatigue physique et morale occasionnée : fréquemment, l’auteur décrit les avaries des transports avec un humour proportionnel aux colères qu’elles ont dû provoquer alors. Comme ce camion qui transporte avec lui une cargaison de rondins que les passagers déchargent, mettent en place pour stabiliser une route inondée ou un pont fragilisé, puis rechargent à bord en prévision de la prochaine difficulté. Ou cette troupe de bœufs capricieux qui transportent les provisions mais doivent se reposer longuement et sont seuls à décider du moment où ils se remettront en chemin.

La fatigue vient aussi du travail même de l’ethnographe, premier levé et dernier couché, qui veille pour observer le sommeil des indigènes, ou qui s’endort sur de fastidieux relevés : « je me sens devenu bureaucrate de l’évasion ». C’est avec une conscience vive de son imposture qu’il accomplit sa tâche, dérangeant les hommes, leur extorquant, souvent contre leur gré, des informations. Et si encore le jeu en valait la chandelle ! Mais il n’en retire le plus souvent que frustration : à la toute fin de son séjour brésilien, il apprend l’existence d’une tribu indigène, les Tupi-Kawahib, chez qui nul blanc n’a encore pénétré. Il va à leur rencontre mais pour très peu de temps, par manque de provisions, et sans même avoir eu le loisir d’apprendre leur langue. A l’exaltation d’être le premier se substitue immédiatement « une impression de vide ». L’ethnographe pénètre en touriste dans cette communauté : « je recevais du même coup ma récompense et mon châtiment ».

Le châtiment. C’est bien là le nœud du problème. Le terme n’est pas fortuit sous la plume de Claude Lévi-Strauss. Son récit est de bout en bout empreint d’un sombre sentiment de culpabilité. Pour lui, si le monde occidental a seul produit des ethnographes, ce n’est pas le signe d’une quelconque supériorité mais « une tentative de rachat : [l’ethnographe] est le symbole de l’expiation ». Par son infinie patience, par sa scrupuleuse attention à des coutumes qui lui sont étrangères, l’auteur paie la dette contractées depuis l’intrusion destructrice des conquérants européens au XV° siècle jusqu’à celle non moins dévastatrice des touristes. En allant plus loin qu’aucun blanc ne l’avait jamais fait, en rencontrant les difficultés du voyage, peut-être Claude Lévi-Strauss a-t-il enfin soldé les comptes. La fin des voyages sonnerait-elle pour lui l’heure de la libération ?

Il serait bien injuste cependant de réduire Tristes tropiques à une longue litanie désenchantée. Par delà sa mauvaise conscience, l’auteur rend avec fraîcheur l’émerveillement que lui procurent ses voyages : il a beau décrier « l’aspect chaotique du paysage » malmené par la déforestation et l’érosion, le premier regard qu’il pose sur les tropiques provoque cette exclamation enthousiaste : « la terre même émergeant au début de la création ! ». Son goût prononcé pour les longues descriptions témoigne de son ravissement.

Les coutumes indigènes ont beau être « falsifiées » par les influences des missionnaires et des conquérants, il a beau déplorer sa rencontre avec des hommes qui ne sont « ni complètement des « vrais indiens » ni, surtout, des « sauvages » », son admiration pour l’« exceptionnel degré de raffinement sur le plan sociologique et religieux, des tribus considérées jadis comme dotées d’une culture très grossière » n’en est pas moins sincère. Face à des indigènes étroitement enlacés à même le sol pour lutter contre le froid, il manifeste vivement son transport : c’est « l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine ».

Ce tiraillement de l’auteur entre affliction et émerveillement se traduit, chez le lecteur, par une réception tout aussi contradictoire, que l’ethnographe reconnaît, assume et déplore. « J‘aurais beau mettre dans mon discours tout le vide, l’insignifiance de chacun de ces événements, il suffit qu’il se transforme en récit pour éblouir et faire songer. » Malgré les protestations de l’auteur, le récit est en effet fascinant. On rêverait de s’embarquer à ses côtés dans ces expéditions, si fastidieuses soient-elles.

Tristes tropiques est certes à première vue un récit de voyage, mais c’est avant tout un essai philosophique. Pas de cette philosophie que l’auteur a détestée avant même l’agrégation et qu’il qualifie de « sudation en vase clos » mais une pensée qui se construit au contact du monde par le relevé ethnographique pour bâtir une anthropologie. Claude Lévi-Strauss n’a jamais pour objectif de porter un jugement sur une communauté qu’il visite. S’il le fait, ce n’est que de manière spontanée et fortuite. Son but est de « bâtir un modèle théorique de la société humaine », un système qui n’existe peut-être pas dans la réalité mais qui permet de mesurer les écarts entre les codes mis en place par les différentes communautés. « On découvre alors qu’aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise ».

On peut dès lors franchir une nouvelle étape. Les philosophes du XVIII° siècle, et notamment Rousseau, à qui l’auteur rend hommage dans toute la dernière partie du récit, avaient largement initié ce travail par leurs recherches ; il ne manquait plus que l’expérience empirique du voyage. Claude Lévi-Strauss, au terme de ses expéditions, s’est libéré des dogmes qui régissent la société dont il est issu ; l ne s’interdit pas de la juger, et parfois de manière très acerbe.

Il en profite pour porter quelques estocades à notre monde, en critiquant notamment notre rapport au voyage : « nos modernes Marco Polo rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres et de récits, les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l’ennui ». Sa révolte se porte surtout sur l’inconséquence des voyageurs: « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ».

Cependant, ses attaques de la société occidentale n’ont pas de valeur par elles-mêmes mais servent un projet plus vaste : dès 1955, Claude Lévi-Strauss brosse le portrait d’une civilisation au bord du gouffre tant sur le plan écologique que sur le plan moral. Et la crise qui déchire actuellement l’Europe valide malheureusement ses analyses. Pourtant, cette critique radicale a un fondement optimiste : « les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre (…) [mais] à les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre (…) la seule dont nous devions nous affranchir ». Cette distanciation rend possible une « réforme de nos propres mœurs » car il n’existe nulle fatalité : « ce qui fut fait et manqué peut être refait ».

Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, 1955, Terres Humaines, Plon, 497 p.

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Petits Oiseaux, Yôko Ogawa http://www.lesheuresperdues.fr/petits-oiseaux-yoko-ogawa/ http://www.lesheuresperdues.fr/petits-oiseaux-yoko-ogawa/#comments Sun, 08 Feb 2015 18:52:16 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=2028

Imaginez votre vie, pleine de relations, d’activités passionnantes ou nécessaires, de voyages rocambolesques à l’autre bout du monde. Jusqu’à quel point pourrait-on lui ôter ses apparats sans qu’elle ne perde sa valeur ? Yôko Ogawa tente cette expérience du vide : avec une infinie délicatesse, et sans a priori, elle dévoile la vie de deux hommes, leur […]

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Imaginez votre vie, pleine de relations, d’activités passionnantes ou nécessaires, de voyages rocambolesques à l’autre bout du monde. Jusqu’à quel point pourrait-on lui ôter ses apparats sans qu’elle ne perde sa valeur ? Yôko Ogawa tente cette expérience du vide : avec une infinie délicatesse, et sans a priori, elle dévoile la vie de deux hommes, leur handicap ou leur désœuvrement. Une découverte éblouissante qui nous purge de nos préjugés et de nos besoins frénétiques.

Un vieux monsieur est retrouvé mort chez lui, une cage à oiseau sur le ventre. A partir de là, le roman retrace la vie infime de cet homme voué à l’ombre et au silence. Il a grandi sous la coupe d’un aîné qui, à l’âge de onze ans, a définitivement renoncé à parler le langage communément partagé pour adopter une langue qu’il est seul à pratiquer et qui s’inspire du vocable oublié des oiseaux : le pawpaw. Le cadet le comprend sans pour autant parvenir à le parler lui-même. Aussi longtemps que l’aîné vit, les deux frères restent unis par des rituels immuables puis le cadet continue seul à occuper une place minuscule dans un monde de plus en plus petit, jusqu’à ce qu’il devienne lui-même tuteur de plus fragile et de plus insignifiant que lui.

L’auteur se place à une distance respectueuse de ses personnages. Au lieu de saisir la lorgnette dans son sens habituel, elle la renverse : on s’éloigne donc du modèle. On l’aperçoit tout petit, de très loin, mais avec une étonnante acuité. Jamais Yôko Ogawa n’arrachera les deux frères à leur anonymat. Ils n’auront d’identité que par les liens qui les rattachent à un univers des plus restreints : l’aîné et le cadet, le monsieur aux petits oiseaux.

Les personnages eux-mêmes agissent avec la même discrétion pour observer le monde sans y entrer vraiment. L’aîné consacre sa vie à admirer les oiseaux d’une volière mais ne tente jamais de s’en approcher, ni en poussant le portillon ni en glissant un doigt inquisiteur. Une fois mort, il demeure encore un peu de lui auprès des oiseaux grâce au vide laissé par son corps appuyé contre le grillage.

Sur un rythme très lent, ce livre est purgé du moindre événement ; il n’en demeure pas moins palpitant de vie, fascinant. L’apparition d’un volatile venu goûter la pomme laissée à son intention suffit à éclairer une journée, un chapitre. On retrouve des sensations que l’agitation frénétique du quotidien dissimule sous le poids des obligations et des divertissements.

Le texte navigue entre observation objective et immersion poétique dans ce microcosme gorgé de chants d’oiseaux et de grande musique. Il cabote aux limites du fantastique. On ne saurait trancher : l’aîné est-il handicapé, autiste et incapable d’entrer en contact avec le monde ? Il décontenance en effet son père, et dérange commerçants, professeurs et inconnus par son immobilité silencieuse. Jamais pourtant de termes méprisants ou condescendants n’affleurent dans le récit. Cet homme étrange ne possède-t-il pas alors un don merveilleux qui le place très au-dessus de ses congénères ? Voilà ce que semble croire son cadet qui « était plein d’admiration pour ce grand frère capable de prononcer tous ces noms [d’oiseaux] avec autant de facilité » et qui lui ouvre les portes d’un univers éblouissant : « Son aîné percevait beaucoup plus de choses que ce que les autres croyaient. Dans un endroit exigu, il recevait des signaux qui se transmettaient seulement à ceux qui, avec une persévérance sincère, restaient immobiles ». Petits oiseaux nous initie à une vérité paradoxale. Il peut se lire comme un étonnant roman d’apprentissage où « après avoir pleinement goûté le silence », sous la conduite des oiseaux si intelligents, les êtres se forment au dénuement : « leur quotidien se résumait à cela mais aucun des deux n’en éprouvait de l’insatisfaction ». D’une fable sur la différence, le roman s’achemine vers une réflexion sur l’éducation dans le respect de l’autre. Un bel hommage à la patience et à la douceur !

Ceci dit, le livre se pare peu à peu de nostalgie et la vie du monsieur aux petits oiseaux devient dès lors inquiétante : lui qui a bâti son existence sur « la forme fixe d’un rituel » est confronté à l’impermanence du monde. Le père meurt le premier, suivi de près par la mère. Puis vient le tour de l’aîné. Quelques personnages traversent encore le roman mais ces relations sont de plus en plus éphémères et inconsistantes. La vie conserve tout son sens aussi longtemps que l’on a quelqu’un avec qui la partager, mais que faire quand le monde change trop vite ? Le parti pris de l’immobilité est-il encore viable dans une société qui se transforme perpétuellement ?

Yôko Ogawa, Petits Oiseaux, Actes Sud, 2014, 268 pages

Crédit photo : Chris Maynard, « Feather Dioramas »

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Nos Disparus, Tim Gautreaux http://www.lesheuresperdues.fr/disparus-tim-gautreaux/ http://www.lesheuresperdues.fr/disparus-tim-gautreaux/#comments Mon, 12 Jan 2015 21:21:07 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=1978

Le 13 novembre, la France célébrait la journée de la gentillesse : voilà un livre qui pourrait s’en faire l’ambassadeur. Sans simplification ni volonté d’édulcorer une réalité difficile, l’auteur y propose une alternative à la violence en campant un personnage de vrai gentil au pays des truands. Sam Simoneaux débarque en France le 11 novembre 1918 […]

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Le 13 novembre, la France célébrait la journée de la gentillesse : voilà un livre qui pourrait s’en faire l’ambassadeur. Sans simplification ni volonté d’édulcorer une réalité difficile, l’auteur y propose une alternative à la violence en campant un personnage de vrai gentil au pays des truands.

Sam Simoneaux débarque en France le 11 novembre 1918 depuis sa Louisiane natale. De la guerre, il ne verra que de grands champs de désolation et une petite orpheline mutilée qu’il laissera derrière lui pour retourner chez lui, à la Nouvelle-Orléans, et qui lui donnera le surnom de « Lucky ». De la chance, pourtant, il n’en a pas eu tant que ça : ses parents, son frère et sa sœur ont été massacrés, alors qu’il avait six mois, pour une sordide histoire de vengeance et d’honneur. Une mauvaise fièvre a emporté son fils, âgé de deux ans, et alors qu’il occupe une place confortable de chef d’étage dans un grand magasin, une petite fille est enlevée sous ses yeux sans qu’il ne puisse rien faire. Il subit alors les reproches de son patron, qui le licencie, et des parents de Lily, qui l’accusent de n’avoir pas fait son devoir. Poussé par le besoin d’argent et l’espoir de retrouver sa place, hanté par les disparitions qui ont jalonné sa vie et mû par une irrésistible bonté, il s’engage comme troisième lieutenant sur un bateau-dancing à vapeur aux côtés des Weller, pour les aider à retrouver leur fillette. C’est le début d’une improbable épopée au fil de l’eau.

L’intrigue est celle d’un roman policier, et Lucky mènera l’enquête à son terme ; mais loin des polars et des séries actuelles au rythme effréné, Tim Gautreaux fait le choix anachronique de la lenteur :  pour tout moyen de locomotion, Sam disposera du bateau à vapeur dont il subira les haltes dansantes et les pannes fréquentes. Pour quitter le fleuve, il prendra un train aux multiples correspondances, ou un vieux mulet têtu. Ses moyens d’investigation seront nécessairement limités par son portefeuille : il utilisera l’oreille traînante d’un employé des chemins de fer, et surtout sa propre intuition.

Entre tous ces contretemps, qui ne sont un défaut que pour un lecteur trop pressé, le roman s’ouvre à la contemplation. En explorateur du nouveau monde, on découvre les paysages de l’Amérique profonde et sauvage. On se laisse guider par la musique qui porte l’espoir et soulage les peines. Et on prend le temps de méditer. A la haine qui nous dépossède, au besoin de justice ou à la nécessité de pardonner.

Ecrit au XXI° siècle, c’est cependant un roman du XIX° que nous propose ici Tim Gautreaux. La fiction y est parfaitement assumée, sans que l’auteur n’ait nul besoin de faire d’apparition fortuite au détour d’un commentaire. En lisant cette grande fresque sociale qui remonte le Mississippi, on pense spontanément à Tom Sawyer et Huckleberry Finn. C’est bien sûr un hommage, délicatement teinté de nostalgie. L’auteur pose un regard tout aussi critique sur les territoires traversés et les hommes qu’on y rencontre. La violence et la haine raciale tiennent une place importante dans le livre parce que l’on plonge dans les bas-fonds d’une société misérable, cherchant à gagner de l’argent par tous les moyens et se livrant au crime comme par revanche. Mais s’il récupère et assume cet héritage, Tim Gautreaux abandonne la satire : le livre est une compresse posée sur les rancœurs qui nous démangent et nous rongent.

Sam n’est pas un saint, et il fera quelques mauvais choix qui lui coûteront des remords cuisants et des reproches acerbes, mais c’est un homme gentil. Non pas de cette gentillesse qu’on serait tenté de regarder avec une certaine condescendance, parce qu’on peut la croire l’apanage des faibles et des ignorants, mais de celle longuement mûrie dans le cœur d’un homme qui connaît la souffrance du monde et veut l’épargner à ses semblables.

Il n’y a rien de mièvre dans ce roman : l’auteur n’a de cesse de dévoiler l’illusion qui masque, de manière bien éphémère et bien imparfaite, la douleur. Le vieux bateau-dancing qui fait rêver les passagers le temps d’une soirée mais que l’on s’empresse de rafistoler et de couvrir de cache-misère, à chaque fin d’excursion, en est une étonnante métaphore : « une image romantique nimbée de musique endiablée, ou peut-être l’idée d’un simple divertissement sans conséquence, parce qu’il faut bien essayer de croire avec ferveur que la vie n’est pas tous les jours aussi moche qu’elle en a l’air ».

Héritier des grands romans nationaux, le texte s’empare du rêve de la réussite à l’américaine, individualiste, dévoratrice, et parfois violente et haineuse, pour esquisser, avec une infinie délicatesse, une contre-mythologie pacifique fondée sur l’altruisme.

Tim Gautreaux, Nos Disparus, Seuil, 2014, 544 pages

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Meursault, Contre-enquête, Kamel Daoud http://www.lesheuresperdues.fr/meursault-contre-enquete-kamel-daoud/ http://www.lesheuresperdues.fr/meursault-contre-enquete-kamel-daoud/#comments Fri, 21 Nov 2014 19:23:33 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=1944

Kamel Daoud s’empare du plus célèbre roman de Camus pour en proposer une lecture inédite. Il met en lumière l’incompréhension qui définit les rapports franco-algériens depuis la guerre d’indépendance et trouve une possible sortie de crise par la reconnaissance d’une fraternité commune. Un texte ambitieux, beau et subtil ! Haroun, vieux pilier de bar solitaire, trouve […]

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Kamel Daoud s’empare du plus célèbre roman de Camus pour en proposer une lecture inédite. Il met en lumière l’incompréhension qui définit les rapports franco-algériens depuis la guerre d’indépendance et trouve une possible sortie de crise par la reconnaissance d’une fraternité commune. Un texte ambitieux, beau et subtil !

Haroun, vieux pilier de bar solitaire, trouve un auditeur intéressé dans l’oreille duquel déverser le récit dramatique de sa vie. Il est le frère de « l’Arabe », tué par Meursault. Et depuis le crime, il est condamné à mener l’enquête, encore et encore, autour de cet assassinat escamoté par l’auteur de L’Etranger. Nouveau Sisyphe, il a passé sa vie à remonter des pistes éternellement décevantes.

Kamel Daoud fait sienne la première personne qui s’imposait déjà dans L’Etranger de Camus, roman dans lequel Meursault livre sa seule version des faits, ce qui appelle nécessairement une contre-enquête. Dès lors, Haroun prend possession du texte abandonné à la postérité par l’assassin de son frère, comme les Algériens se sont emparés des terres et des maisons des colons après leur départ : « je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier, et ses expressions, sont mon bien vacant ». On retrouve ainsi des passages entiers du texte camusien, mais comme digérés et réinventés.

Cette Contre-enquête s’apparente également beaucoup à La Chute, le texte le plus personnel de Camus : le roman de Daoud est tout aussi déconcertant, longue litanie dont on ne sait trop si elle tient plus du radotage ou de la méditation, de l’accusation ou de l’autocritique. Analyses et sarcasmes tissent une trame extrêmement dense. A plusieurs reprises,  le narrateur souligne la complexité de son récit pour louer la patience de celui qui l’écoute : « Bon, j’aurais préféré te raconter les choses dans l’ordre. C’aurait été mieux pour ton futur livre, mais tant pis, tu sauras t’y retrouver ». Le texte est certes exigeant mais le lecteur sera dûment récompensé de sa lecture attentive : il lui sera proposé de revisiter avec irrévérence et finesse une œuvre entrée au Panthéon de la littérature mondiale.

Kamel Daoud rend bien évidemment hommage à Camus, tout en soulignant ce qui aurait dû nous sidérer dans l’œuvre du prix Nobel de littérature et qui nous saute enfin aux yeux : la victime du crime n’est jamais nommée, elle reste « l’Arabe ». On ne lui confère pas la moindre identité. Pas plus qu’aux autres Arabes du texte… A partir de cette béance, le roman de l’Algérien tente de mettre des mots sur le problème identitaire de son peuple après la colonisation. « Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe qu’à travers le regard des Blancs ». 

Le narrateur nous invite à lire son témoignage comme un mythe : « tu saisiras mieux ma version des faits si tu acceptes l’idée que cette histoire ressemble à un récit des origines ». Le choix des noms enfin rendus aux personnages ne fait que renforcer cette hypothèse de lecture. La victime de Meursault s’appelait Moussa, c’est-à-dire Moïse, en arabe. Le détail pourrait paraître fortuit si son frère ne s’appelait Haroun, traduction exacte de Aaron, le frère cadet de Moïse dans l’Ancien Testament.

Comme son illustre prédécesseur qui arracha les Hébreux à la tyrannie d’Egypte, Moussa est le premier martyr d’une guerre d’indépendance qui aura lieu vingt ans après sa mort. Il ouvre la voie à une reconquête de l’identité algérienne. Dans plusieurs traditions monothéistes, Moïse souffre d’un défaut de langage, un bégaiement qui l’empêche de s’exprimer. Aaron, que son aîné nommera grand prêtre, sera dès lors son messager. Comme son saint patron, Haroun construit le mythe de son frère…

Il est une image obsédante dans son récit : celle de la vieille pute, à laquelle il compare la ville d’Oran, par exemple. Elle est prise de force et violée par les colons. Nulle simplification, pourtant : il n’est pas question de méchant colon. Seulement d’un défaut de communication. Plusieurs fois, Haroun en vient à plaindre Meursault : « le meurtre qu’il a commis semble celui d’un amant déçu par une terre qu’il ne peut posséder. Comme il a dû souffrir, le pauvre ! ». Et quand il découvre le texte de l’Etranger pour la première fois, il constate que « c’était une plaisanterie parfaite. J’y cherchais des traces de mon frère, j’y retrouvais mon reflet, me découvrant presque sosie du meurtrier. »

Cinquante ans après la guerre d’Algérie, on aurait tendance à opposer Meursault à Haroun, les Français aux Algériens, mais Kamel Daoud substitue une identité morale à l’identité nationale. C’est moins l’histoire des Arabes et des Français, que celle d’une étrange parenté de cœur et d’esprit entre des hommes également confrontés à l’absurdité du monde. Le roman évoque une possible fraternité des êtres, par delà leurs appartenances, nationale ou religieuse, dans le partage d’une commune souffrance.

Photo: Alger, 5 juillet 1962, après la proclamation de l’indépendance algérienne. Slogan du FLN.

Meursault, contre-Enquête, Kamel Daoud, éditions Actes Sud, 2014, 160 pages. 

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Le bonheur national brut, François Roux http://www.lesheuresperdues.fr/bonheur-national-brut-francois-roux/ http://www.lesheuresperdues.fr/bonheur-national-brut-francois-roux/#comments Wed, 05 Nov 2014 13:27:03 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=1913

Malgré un début laborieux et par trop caricatural, François Roux propose une réflexion complexe sur le bonheur individuel et collectif à travers le destin de quatre garçons ancrés dans leur époque. Le Bonheur National Brut est l’unité de mesure qu’a choisie le Bhoutan, petit pays asiatique de confession bouddhiste, pour évaluer les richesses réelles et […]

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Malgré un début laborieux et par trop caricatural, François Roux propose une réflexion complexe sur le bonheur individuel et collectif à travers le destin de quatre garçons ancrés dans leur époque.

Le Bonheur National Brut est l’unité de mesure qu’a choisie le Bhoutan, petit pays asiatique de confession bouddhiste, pour évaluer les richesses réelles et psychologiques de son peuple. C’est aussi le titre du roman de François Roux qui retrace la vie de quatre jeunes hommes à partir de l’élection de François Mitterrand, en 1981, jusqu’à l’élection de François Hollande, en 2012. C’est une perspective engageante dans le marasme individualiste ambiant ; on rêverait volontiers d’un idéal collectif.

Mais les cents premières pages du roman ne sont pas une partie de plaisir. L’auteur construit laborieusement ses quatre personnages de manière caricaturale. Paul, jeune homosexuel est le rejeton d’une famille bourgeoise ultra-conservatrice. Son meilleur ami, Rodolphe, de l’autre côté de l’échiquier politique, a été élevé par un père communiste et syndicaliste et se révolte contre son milieu en s’engageant corps et âme dans le socialisme. Tanguy est le fils prodige d’une famille de petits commerçants et incarne un libéralisme décomplexé façon Bernard Tapie. Benoît, enfin, que l’on découvrira en dernier, est orphelin. Recueilli par ses grands-parents agriculteurs, il a vécu une enfance solitaire et heureuse au milieu de la nature qu’il parcourt, appareil photo sous le bras. On ne comprend pas vraiment ce qui lie ces  garçons à l’amitié d’ailleurs conflictuelle. Et de bonheur national, il n’en est pas vraiment question Les jeunes gens sont bien plus intéressés par leur vie sexuelle naissante que par un possible renouveau politique. Le roman verse volontiers alors dans la trivialité la plus basse. Le seul qui pourrait incarner cette belle aspiration sociale, Rodolphe, ne fait pas vraiment rêver : il s’engage certes avec passion auprès des jeunes socialistes mais c’est  un personnage détestable, colérique, dévoré d’ambition et de haine. Nous voilà bien loin du bonheur bouddhique… Bien loin aussi de l’espérance de lendemains qui chantent.

Cependant, à partir du portrait de Benoît, le roman gagne en complexité et en profondeur. On quitte peu à peu les clichés initiaux pour découvrir tout l’intérêt de la démarche de l’auteur. François Roux se saisit de ses héros à un moment pivot de leur existence personnelle : dans les toutes premières pages du roman, les garçons vont réussir – ou rater- leur bac, et quitter le lycée. Ils sortent ainsi de la zone d’influence de leur famille. On les suivra aussi longtemps qu’ils chercheront leur voie. Quatre parcours, quatre directions distinctes pour une même quête de bonheur.

Dès que les garçons ont posé les premiers jalons de ce que sera leur vie, l’auteur les abandonne pour les récupérer trente an plus tard, au terme d’une longue ellipse. Il peint un tableau saisissant de la société actuelle, à travers plusieurs caricatures mordantes, du monde de l’entreprise au petit cercle de la politique en passant par le milieu de l’art. Et pour nos héros, en fin de compte très attachants, c’est l’heure de dresser le bilan. Tous quatre ont accompli le plan qu’ils s’étaient fixé mais ne s’en trouvent pas pour autant satisfaits. A la crise d’adolescence succèdent les doutes de l’âge d’homme, à la jeunesse fougueuse une lente introspection. L’auteur analyse le poids inconscient de l’éducation dans la construction de son ego, les attaches qui lient l’individu à son passé, et il les confronte avec justesse aux choix conscients que l’on fait.

Confiant dans les capacités d’analyse et d’imagination de son lecteur, François Roux laisse ouverte sa réflexion mais esquisse les pistes d’un bonheur fait de renoncement et d’acceptation. Une manière, peut-être, de renouer avec le concept bouddhique de détachement.

Le Bonheur national brut, François Roux, éd. Albin Michel, 2014, 704 pages. 

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Le Royaume, Emmanuel Carrère http://www.lesheuresperdues.fr/royaume-emmanuel-carrere/ http://www.lesheuresperdues.fr/royaume-emmanuel-carrere/#comments Wed, 01 Oct 2014 09:57:25 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=1819

Emmanuel Carrère nous livre le résultat d’un projet ambitieux : raconter les débuts hésitants d’une religion, qui ne s’appelle pas encore christianisme, après la mort honteuse de son leader mais avant sa reconnaissance internationale. C’est une somme érudite mais surtout une formidable méditation personnelle dans laquelle nous suivons le cheminement d’un homme en quête. Presque cent-cinquante […]

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Emmanuel Carrère nous livre le résultat d’un projet ambitieux : raconter les débuts hésitants d’une religion, qui ne s’appelle pas encore christianisme, après la mort honteuse de son leader mais avant sa reconnaissance internationale. C’est une somme érudite mais surtout une formidable méditation personnelle dans laquelle nous suivons le cheminement d’un homme en quête.

Presque cent-cinquante ans après le « Dieu est mort » de Nietzsche, alors que le christianisme est chahuté de toutes parts, le projet d’Emmanuel Carrère aurait de quoi rebuter : 630 pages consacrées aux débuts hésitants d’une religion, marginale et subversive il y a deux mille ans, aujourd’hui adoptée par plus de deux milliards d’individus. Pari audacieux donc, mais pari réussi !

Carrère néglige Jésus, le leader charismatique qui meurt dans un quasi-anonymat, pour suivre Paul et Luc dans leurs pérégrinations au cours de la seconde moitié du premier siècle après Jésus Christ. Pas Saint Paul et Saint Luc, figés par une longue tradition hagiographique, mais Paul et Luc, tout simplement, deux hommes, inspirés et fervents, certes, mais faillibles et maladroits.  Le premier est illuminé, fanatique, jaloux et masochiste ; le second un peu tiède, tout en compromis et en euphémismes.

Alors que l’auteur se présente volontiers comme « un petit bonhomme inquiet et ricaneur », « égocentrique et moqueur », trop « intelligent », il abandonne toute ironie et trouve un ton bienveillant, sans être pour autant complaisant, pour décrire « une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple », selon les termes qu’il emprunte à Marguerite Yourcenar. Mais il sait de quoi il parle : il a été tenté par le catholicisme, et l’a pratiqué, trois ans durant, de la manière la plus dogmatique qui soit. Il en est revenu et se définit désormais comme agnostique. « Affaire classée alors ? Il faut qu’elle ne le soit pas tout à fait pour que vingt ans plus tard, j’aie éprouvé le besoin d’y revenir. Ces chemins du Nouveau Testament que j’ai autrefois parcourus en croyant, je les parcours aujourd’hui – en romancier ? En historien ? Disons en enquêteur ».

Enquêteur, l’auteur l’est par ses scrupules à découvrir la vérité, en s’appuyant sur des faits historiques avérés : les sources sont nombreuses dans Le Royaume, résultat de sept années de recherche. On apprend beaucoup dans cette somme érudite.

Enquêteur, Luc, grec cultivé et converti par Paul à sa religion, l’a été aussi : en cachette de son maître qui ne disait rien de Jésus de Nazareth, le juif rebelle et subversif à la parole percutante, il a décidé de mener une enquête. Emmanuel Carrère marche sur les pas de cet homme, retrouve Paul grâce aux écrits de Luc, s’identifie si bien à l’évangéliste qu’il en vient à se peindre sous les traits de son guide.

Mais les preuves historiques ne suffisent pas, elles sont parfois mensongères. Emmanuel, comme Luc en son temps, n’hésite pas, alors, à faire appel à son intuition pour démêler le vrai du faux, les détails saisis d’après nature des représentations idéalisées. Il ne rechigne pas non plus à suppléer aux lacunes des textes en faisant appel à son imagination. Et l’exercice est jouissif : on sent la délectation de l’auteur à se plonger corps et âme dans la vie de ses personnages qui deviennent autant de doubles de lui-même. La phrase d’Emmanuel Carrère est complexe de ces strates superposées, parce qu’il lui faut dire ce qu’il sait et d’où il le tire, ce qu’il devine ou suppose, et grâce à quoi il le suppose, ce qu’il invente, et encore la résonance que cela trouve en lui.

Car enquêteur, l’auteur l’est surtout parce qu’il est un homme en quête. C’est ce dernier point qui offre son principal intérêt au livre. L’ouvrage aurait pu être une somme aride, c’est une vaste médiation intime, touchant au plus fragile en l’homme qui met à nu son âme. A côté des références érudites, Emmanuel cite ses proches, qui l’ont guidé dans son parcours spirituel, de sa fervente marraine Jacqueline à son meilleur ami Hervé, féru de bouddhisme. Il multiplie les influences et les points de vue pour tenter d’approcher encore un peu plus près le Royaume duquel il se sent exclu : le christianisme des débuts est une religion pour les faibles, les perdus, les perdants, les fils prodigues qui dilapident les biens paternels et s’en reviennent honteux, ceux qui n’ont pas leur place dans le royaume d’ici bas. Pour les idiots aussi, et c’est bien là le hic : Emmanuel Carrère est « un intelligent, un riche, un homme d’en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume ».  Il reste aux portes, dubitatif et avide.

Le Royaume est le récit d’une initiation qui mène l’auteur d’un athéisme rigolard à la grâce, puis du catholicisme dogmatique à la sagesse chrétienne. Il semble qu’en perdant la rigueur d’une pratique quotidienne, il ait gagné en souplesse et en profondeur. Un verset de l’Évangile selon Saint Jean l’avait bouleversé lors de sa conversion : « quand tu étais jeune tu ceignais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais. Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains et un autre te ceindra, et il te conduira là où tu ne voulais pas aller ». C’est lors d’une réunion de l’Arche où il se rend à contrecœur après avoir fini la rédaction de son livre, qu’il aperçoit la lumière, guidé par une trisomique rayonnante : « il y a une telle joie dans son regard (…) que ce jour-là, un instant, j’ai entrevu ce que c’est que le Royaume ». Plus de certitude mais un abandon libérateur. Plus de grâce sensible mais un point de mire. Le Royaume n’est pas une fin mais un chemin.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L, 2014, 630 pages. 

Image : Le Retour de l’enfant prodigue, Rembrandt.

« Heureux les affligés, car ils seront consolés » Évangile selon saint Mathieu.

 

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Blast, Manu Larcenet http://www.lesheuresperdues.fr/blast-manu-larcenet/ http://www.lesheuresperdues.fr/blast-manu-larcenet/#comments Thu, 11 Sep 2014 11:27:23 +0000 http://www.lesheuresperdues.fr/?p=1778

Avec le Tome IV de Blast, Manu Larcenet conclut une saga atypique qui donne à voir la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre. Une expérience de lecture éprouvante, mais essentielle.  Il est difficile de synthétiser dans un bref article une œuvre aussi foisonnante que Blast. En ouvrant le […]

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Avec le Tome IV de Blast, Manu Larcenet conclut une saga atypique qui donne à voir la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre. Une expérience de lecture éprouvante, mais essentielle. 

Il est difficile de synthétiser dans un bref article une œuvre aussi foisonnante que Blast. En ouvrant le tome 1, le lecteur est immédiatement plongé dans le vif du sujet, mais le voilà pour le moins déconcerté : les cinq premières pages se dressent, monumentales et épurées, comme un écran au sens, dans un subtil dégradé de noir et de gris, sans aucune bulle pour expliquer la situation. Une ville dans la grisaille. Un homme seul, impassible, grasse carcasse dans une pièce démesurément vide. La gigantesque tête d’un Moaï, statue de l’île de Pâques couvant l’homme de son terrible regard de pierre. Ce n’est qu’ensuite que le décor sordide d’une garde à vue se dessine. Deux flics, comme on pourrait les trouver dans n’importe quelle série policière, tantôt hargneux, tantôt cajoleurs, essayant de comprendre, comme nous. Mais l’auteur ne désire pas que l’on y parvienne. Un lourd dossier écrase Polza en garde à vue ; il en prendra pour perpète ; soit. Mais de quoi l’accuse-t-on ? Est-il coupable, ou victime de l’acharnement judiciaire ? Nulle réponse ne nous est donnée mais un avertissement  : « Il m’aura fallu attendre que mon père meure pour ne plus me satisfaire de ma minute réglementaire [de parole]. Aujourd’hui, si j’ai besoin de plus de temps, je le prends ».

Vous voilà prévenus : il  faudra être patient, laisser l’intrigue au second plan, vous perdre sur la route sinueuse d’un esprit torturé, au risque de ne pas comprendre, de ne pas pouvoir trancher ni juger. A l’affût, au détour d’une case, vous pourrez glaner un vague indice, toujours perdu dans de longues digressions. Loin de donner un sens définitif à la saga, il vous laissera perplexe. Avant les toutes dernières pages du tome 4, vous ne saisirez certainement pas les mobiles de l’enquête policière, autant l’accepter.  Hésitant entre compassion et dégoût, vous ne saurez que penser de cet antihéros. La fin en sera d’autant plus surprenante et la réflexion profonde et nuancée !

Amateurs de rebondissements palpitants, veuillez donc faire demi-tour. Hergé saura vous régaler de la limpidité de ses intrigues et de son dessin. Mais si vous avez du temps devant vous, si vous ne craignez pas d’être ébranlé, dérangé, choqué parfois, sans jamais être rassuré, alors, plongez-vous avec délice dans cette saga atypique.

L’intrigue policière est volontairement défaillante, lacunaire, car l’intérêt est autre : on nous invite à parcourir sans a priori les errements d’un homme en rupture. Polza a largué femme et vie civilisée pour renaître à la nature et, libéré de ses frontières physique, psychologique ou éthique, retrouver un mode de vie primitif, un bonheur solitaire et entier, propice à faire naître le blast, un éblouissement extatique involontaire et éphémère. Le thème du retour à une vie rurale est récurrent dans l’œuvre de Manu Larcenet, qui a signé les brefs strips humoristiques du Retour à la terre ainsi que les quatre très beaux tomes du Combat ordinaire, mais il atteint des sommets dans Blast. Sous nos yeux se déroule une fresque muette et contemplative, grandiose ! A travers le regard de Polza, observateur silencieux et patient, nous  découvrons  des paysages de forêt, superbes et inquiétants ; nous assistons au décollage d’un héron cendré qui éclabousse la surface de l’eau ; nous sentons résonner jusqu’au plus profond de notre être le cri d’un grand duc survolant les cimes des arbres ; nous retrouvons le cycle des saisons, la douceur du printemps, la chaleur de l’été, les pluies d’automne ou la morsure de l’hiver. L’auteur signe ici des planches raffinées et épurées, lavis d’encre de chine aux multiples dégradés.

Pourtant, cette part muette et apaisée de l’œuvre ne saurait effacer une facette beaucoup plus sordide. Le personnage principal est un homme en rupture, nous l’avons dit, et s’il se retire de la société, il conserve pourtant des rapports avec ses congénères. Et quels congénères ! Dans ce monde en noir et gris, nul espoir n’est permis : chaque tome permettra au lecteur de côtoyer des individus marginaux, rejetés, pitoyables et horrifiants. Étrangers cantonnés en forêt. Brave tonton Jacky, dealer à la main lourde et lecteur invétéré, amateur de chair fraîche. Frères sanguinaires en goguette. Malades enfermés dans un asile de fou. Et Carole, fille méritante et épuisée de l’un des résidents de l’asile ; Carole, dont les flics répètent le nom depuis le début du tome 1 ; Carole qui siège, un revolver à la main, sur la couverture du quatrième volume. Et Polza, pauvre taré, obèse et boulimique ; victime automutilée, battue et rejetée ou sage Diogène, retiré comme en son tonneau. On ne sait s’il faut les plaindre ou les haïr. On oscille entre pitié, dégoût et terreur. En cela, la saga s’apparente à une tragédie dont Polza serait la victime expiatoire.

Entre tous ces humains largués, abandonnés au bord du chemin par une société trop rigide pour eux, le sang jaillit souvent, noir de toutes les souffrances qu’il charrie. Pour exprimer cette palette d’émotions violentes, Manu Larcenet quitte alors parfois le noir et blanc pour des formes étonnantes : dessins d’enfant colorés au feutre pour exprimer le blaIst ; peinture de cris et chairs déchiquetées à la Bacon ; collages érotiques ou clownesques ; rien n’est superflu pour donner forme aux pulsions réprimées, brimées, mais bien présentes.

Ce n’est certes pas une lecture de détente. Éblouissants et dérangeants, les quatre tomes de Blast laissent derrière eux un sillage amer, désespéré souvent, mais très profondément humain. On y côtoie, non sans effroi, la part sauvage et refoulée de l’homme, animal social sommé de s’intégrer ou de se perdre.

Manu Larcenet, Pourvu que les bouddhistes se trompent, Tome 4, Dargaud 2014.

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