Zero K, Don DeLillo

Sujet d’époque au centre de plusieurs ouvrages de la rentrée littéraire, le transhumanisme est aussi le thème de départ de Zero K, dernier livre de Don DeLillo. Mais, pour le grand romancier américain, aborder le sujet des expérimentations contemporaines c’est aussi traiter de questions universelles dans un roman métaphysique. Bouleversant et magistral.

L’histoire se situe au bout du monde, à Tcheliabinsk, près de la frontière kazakhe, dans un lieu souterrain nommé la Convergence qui tient à la fois de l’hôtel, de l’hospice et de l’installation d’art conceptuel. Tout y est blanc, vide, aseptisé. Jeffrey, le narrateur, retrouve là son père, le richissime et puissant Ross Lockhart qui lui a demandé de le rejoindre. Il souhaite la présence de son fils au moment du départ de sa compagne adorée, Artis. Souffrant de maladies invalidantes, celle-ci a choisi que son corps soit cryogénisé dans l’attente d’une renaissance future. Ross, bien que sexagénaire en excellente santé, est lui-même tenté de partir avec elle, pour faire partie de ces hérauts qui tracent la voie, pour «entrer dans une autre dimension. Puis revenir. Pour toujours.»

Ni utopie ni science fiction, le livre de Don DeLillo évite et dépasse les clichés du roman d’anticipation. Sa phrase blanche, efficace et rythmée, évoque à merveille l’univers glacé de la Convergence. Sa narration nous entraîne, à travers l’histoire des trois protagonistes, dans une réflexion sur le temps, la mort et l’humain. Artis, qui a exercé la profession d’archéologue, s’apprête à reposer dans un sarcophage, au sein de ce laboratoire où biologistes, généticiens et neuro scientifiques élaborent une autre façon de vivre et de mourir: «Ils fabriquent le futur. Une nouvelle idée du futur. Différente des autres.» Face aux préparatifs de ce passage, Jeffrey se souvient de la mort de sa mère Madeline, la première épouse de son père, et s’interroge: «Ce que j’ignorais aussi, c’était en quoi consistait la fin. Quand la personne devenait-elle le corps?». Et Ross hésite: suivre la femme aimée ou lui survivre, quelle est la plus grande preuve d’amour?

C’est aussi l’histoire d’un père et d’un fils, de leurs retrouvailles et de leur confrontation, puisque tous deux se sont perdus de vue depuis le divorce survenu plus de vingt ans auparavant. Homme d’argent et de pouvoir, Ross veut posséder, maîtriser, prévoir; responsable de la déontologie dans un petit campus du Connecticut, Jeffrey cherche à nommer les êtres et définir les mots. On assiste alors à un curieux renversement de générations: «Le père résolu dans son tube utérin. Le fils vieillissant dans ses activités routinières.» Il semble que ce soit Ross le plus épris de modernité jusqu’à y consacrer une grande partie de sa fortune, jusqu’à s’engager corps et biens dans cette aventure futuriste. A moins que, revenu de tout, désabusé, il n’aspire au vide et cherche une échappatoire. Face à lui, son fils choisit l’histoire, s’inscrit dans le quotidien et instaure une distance critique dans la narration. Au fond, est-elle vraiment nouvelle et inédite cette aspiration à l’éternité? Résurrection, métempsychose ou cryogénisation, «De la technologie fondée sur la foi. Voilà ce que c’est. Un autre dieu. Pas très différent des précédents, finalement. Sauf qu’on est dans le réel, dans le vrai, avec des résultats.»

S’opposant à ce rêve d’immortalité et de perfection glacée, le narrateur revendique la finitude de notre condition: «Jamais je ne m’étais senti plus humain que lorsque ma mère gisait sur son lit, mourante. Ce n’était pas la fragilité d’un homme qu’on dit «trop humain», sujet à la faiblesse ou la vulnérabilité. C’était un déferlement de tristesse et d’affliction qui me fit comprendre que j’étais un homme augmenté par le chagrin.»

Zero K, Don DeLillo, traduit par Francis Kerline, éditions Actes Sud, 2017, 297 pages.