Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow

Zero Dark Thirty est le récit de la traque d’Oussama Ben Laden par un groupe de la C.I.A. jusqu’à son exécution en 2011. Un agent particulièrement tenace, Maya, enjoint ce groupe à ne pas abandonner l’enquête et parvient à remonter la piste jusqu’à la demeure fortifiée d’Abbottabad. Il y avait fort à craindre d’un tel sujet tant il était aisé de s’y fourvoyer. Cependant, Kathryn Bigelow réalise une œuvre haletante qui brille par son intelligence et sa subtilité.

La première qualité du film est d’éviter tout jugement moralisateur. Zero Dark Thirty n’est pas un film politique et n’a pas de prétention didactique. On a beaucoup glosé sur la représentation de la torture – certains parlent de polémique – mais l’on a eu tort d’affirmer qu’il s’agissait là d’un thème central du film. Car si la torture est présente, c’est simplement parce qu’elle fait partie de l’enquête. Bigelow prend soin de montrer les faits tels qu’ils sont et laisse les spectateurs juger par eux-mêmes.

L’acte de torture n’est donc pas mis en scène pour apitoyer ou dégoûter. Les tortionnaires ne sont ni dénoncés ni excusés. Le spécialiste des « interrogatoires », Dan, joué par Jason Clarke, est plutôt sympathique, en tout cas banal. Il n’est ni un fonctionnaire zélé, obtus, type Eichmann, ni un sadique type Klaus Barbie. Il fait le sale boulot jusqu’à éprouver le besoin de se retirer. Belle audace qui assure que la torture n’est pas le fait d’êtres immoraux, lâches ou obéissants, mais qu’elle nécessite une accoutumance pour évacuer le dégoût qu’elle suscite d’abord et qui toujours est susceptible de réapparaître. L’objectif moral que la torture paraît viser tend à la rendre acceptable, voire nécessaire aux yeux de ses exécutants qui s’habituent à elle assez rapidement. Interdiction, donc, de juger l’humanité de ceux qui la pratiquent. Il faut se contenter de condamner les actes. Nous sommes tous de potentiels tortionnaires, semble suggérer Bigelow.

Zero Dark Thirty tire globalement sa réussite de sa très grande qualité documentaire. Le film réduit notamment en miettes les stéréotypes sur l’efficacité de la CIA, sa puissance et son organisation. Dans ce minuscule groupe basé au Pakistan, tout est fait de bric et de broc, tout est artisanal, fondé sur l’intuition et l’obstination de quelques uns, parfois sur des coups de chance. Le terrain local est très hostile. Tout y paraît étonnamment amateur. Cette sensation demeure jusqu’à la fin du film, lorsque les forces spéciales découvrent, soulagées, que Ben Laden habitait bien cette maison fortifiée d’Abbottabad qu’ils viennent d’assaillir. Ce long tâtonnement permet aussi d’assister aux négociations pour que la Maison Blanche autorise l’assaut. Comme toute l’enquête repose sur des convictions et des probabilités, une véritable bataille psychologique fait rage à Washington. Persuadés d’avoir localisé Ben Laden,  Maya et ses collègues élaborent une stratégie faite de patience, d’obstination, de pédagogie : ils fournissent des preuves, explicitent les déductions, démontrent surtout la force de leur conviction.

Enfin, si le film est de bout en bout haletant, l’assaut final d’Abbottabad, filmé en temps réel (45 minutes) fait de Zero Dark Thirty un chef d’oeuvre. Ici encore, l’action n’est pas héroïque. D’abord parce qu’il y a des ratés, ensuite parce que les membres surentraînés du commando sont tour à tour maladroits, hésitants, apeurés, enfin parce que l’action repose sur des exécutions sommaires d’hommes et de femmes tirés du lit et que la disproportion des forces en présence crée un décalage dérangeant.

Mais tout le talent de Bigelow explose lorsque le spectateur se sent soulagé en découvrant que la cible est bel et bien Ben Laden : il comprend alors qu’en dépit du fait que le dénouement soit évidemment connu, il en a douté jusqu’au bout. Cette empathie avec les enquêteurs culmine dans le saisissement qui étreint Maya lorsqu’elle s’approche du cadavre du chef d’Al-Qaida afin de l’identifier.

La scène finale offre un moment de grâce sous la forme d’un instant de repos mérité, tant pour Maya que pour le spectateur. Avant que ne se close le film, Bigelow fige silencieusement l’image sur le visage de la tenace enquêtrice, un ersatz de drapeau américain en arrière-plan. Riche trouvaille de la réalisatrice, qui ne roule pas des mécaniques avec ce final pourtant extraordinaire, et semble dire au spectateur qu’il a le droit de souffler et que ce qu’elle vient d’humblement filmer est bien hors norme. Car Oussama Ben Laden est un mythe, un être irréel, presque légendaire, qui hante l’inconscient collectif depuis 2001, et dont la puissance d’évocation n’a que peu d’égal historique. Sur lui tant de symboles se sont greffés, au point que certains donnent foi au mythe et assurent que son assassinat est un mensonge, voire que l’homme n’a tout simplement jamais existé. Or, ne pas croire à sa mort, c’est refuser son humanité, c’est participer à la construction de sa légende. Pendant cet instant de quiétude que nous impose la cinéaste, le spectateur est circonspect face au décalage entre le caractère profane, terre-à-terre, de l’assassinat d’un homme, et son immortalité conférée par sa dimension sacrée. Ce décalage-là n’est rien d’autre que le thème profond du film, son plus grand intérêt et la raison pour laquelle le spectateur a désiré voir le film.

 

Date de sortie : 23 janvier 2013

Réalisé par : Kathryn Bigelow

Avec : Jessica Chastain, Jason Clarke

Durée : 2h29

Pays de production : Etats-Unis