Yoga, Emmanuel Carrère

« Un petit livre souriant et subtil sur le yoga », tel était le projet initial d’Emmanuel Carrère avant de se muer en « autobiographie psychiatrique ». Curieusement, l’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire, touchant au « sens originel du mot yoga : le fait d’atteler ensemble, sous un joug, deux chevaux ou deux buffles ». Emmanuel Carrère attèle ainsi dans son nouveau roman yoga et dépression, légèreté et drame, pulsion de vie et pulsion de mort.

Ce n’est pas sans appréhension que le lecteur plonge dans Yoga. Renouant avec la veine autobiographique d’Un roman russe, E. Carrère écrit le récit poignant de sa longue dépression qui a conduit à son internement et au diagnostic d’une bipolarité de type II. Programme a priori peu réjouissant pour une rentrée déjà plombée par la pandémie. Et pourtant les deux premières parties du roman – qui en compte cinq –, consacrées largement à l’expérience du yoga et de la méditation, amusent et séduisent. L’auteur y raconte avec beaucoup d’humour sa participation à un stage Vipassana : « Les stages Vipassana, c’est l’entraînement commando de la méditation. Dix jours, dix heures par jour, en silence, coupés de tout : le truc hard. » Ce récit souriant et subtil est le point de départ de multiples réflexions sur le yoga, théoriques ou plus personnelles : « Car inspirer, dit le yoga, c’est prendre, c’est conquérir, c’est s’approprier, ce pour quoi je n’ai aucun problème : je ne sais même faire que ça, et ma cage thoracique est à la mesure de mon avidité. Expirer, c’est autre chose. C’est donner au lieu de prendre, c’est rendre au lieu de garder. C’est lâcher prise.» Un autoportrait de l’auteur en adepte du yoga et de la méditation se construit au fil de courts chapitres. Il ne s’adresse pas pour autant qu’aux initiés, bien au contraire sa réflexion est au service d’une vulgarisation. Ainsi de nombreuses définitions de la méditation sont proposées aux lecteurs : « Observer sa respiration, immobile, sur un petit coussin », « voir les choses comme elles sont », ou encore « être à sa place, où qu’on soit ». L’attentat à Charlie Hebdo vient mettre fin à la retraite Vipassana, à la première partie du roman, et sonne, indirectement, le glas des jours heureux. Les évènements, assez flous, s’emballent alors : « Ma vie que je croyais si harmonieuse, si bien fortifiée, si propice à l’écriture d’un essai souriant et subtil sur le yoga, courait en réalité au désastre, et ce désastre n’est pas venu de circonstances extérieures […]. Non, il est venu de moi. Il est venu de cette puissante tendance à l’autodestruction dont présomptueusement je me croyais guéri et qui s’est déchaînée comme jamais et qui m’a pour toujours chassé de mon enclos. »

Dans la seconde moitié du roman, le récit de la dépression de l’auteur reste imprégné des pages précédentes, de leur réflexion sur ce qu’est yoga. Ainsi, ce récit pourtant dramatique reste sur une crête : la douleur est là, l’horreur est là, mais on ne sombre pas. Comme pendant la pratique de la méditation, nous observons, avec l’auteur, sa dépression, sans juger, et sans être nous-mêmes affectés, à distance. Elle s’offre à nous, nous la voyons telle qu’elle est, un enfer, mais dans lequel nous ne nous sentons jamais englués. E. Carrère réussit la gageure d’ « une autobiographie psychiatrique » sans pathos ni complaisance.

Puis, c’est la lente remontée à la vie, « je continue à ne pas mourir » revient comme un leitmotiv, comme une pensée magique à laquelle s’accroche l’auteur. L’île grecque de Leros, proche de l’île de Patmos où E. Carrère a une résidence secondaire, accueille des migrants en route pour l’Europe. Il s’y rend, co-anime un atelier d’écriture pour jeunes, s’y reconstruit, un peu.

Yoga ne déroge pas à la règle des romans d’E. Carrère qui, selon le journaliste américain Wyatt Mason, « s’acheminent toujours vers une fin où surgit un espace de joie ». Pour preuve, les derniers mots : « ce jour-là je suis pleinement heureux d’être vivant ». Ouf.

Yoga, Emmanuel Carrère, P.O.L, 2020, 392 pages.