Titus n’aimait pas Bérénice, N. Azoulai

« Pourquoi les hommes [ont]-ils depuis l’origine composé des histoires ? ». Le livre de Nathalie Azoulai interroge notre attirance pour la littérature. Un bel hommage, à travers la figure tutélaire de Jean Racine.

Bérénice est dans un restaurant, face à Titus. Il lui annonce qu’il rompt leur relation, qu’il la quitte pour ne pas quitter Roma, sa femme, la mère de ses enfants.

Outre la banalité de la situation, cette histoire vous évoque peut-être quelque chose. La référence est suffisamment lisible pour vous éviter de longues investigations. L’auteur a remis au goût du jour une célèbre tragédie racinienne, Bérénice : reine de Palestine, elle aime Titus, l’empereur romain, et espère bien qu’il modifiera les lois qui l’empêchent d’épouser une étrangère. La pièce suit les errements de cette femme bercée par l’espoir que l’amour de son amant est plus fort que tout. Mais Titus choisira de rester fidèle à Rome, et de renoncer à sa maîtresse. Un moment tentée par le suicide, elle acceptera finalement de vivre et de de s’enfuir dans « l’Orient désert ».

L’artifice est grossier. C’est du moins ce que l’on peut croire durant un premier chapitre bien décevant ! Car si le style est agréable, l’emprunt à Racine semble grotesque. La plongée de Bérénice dans les eaux troubles de la dépression, avant même que l’on ait pu s’attacher à ce personnage larmoyant, ne touche guère.

Fort heureusement, ce chagrin d’amour n’est qu’un prétexte, et reviendra très rarement hanter le récit.

«  C’est comme une maladie, c’est physiologique, il faut que l’organisme se reconstitue.

Un jour, tu ne te souviendras plus que des bons moments.

Tu en ressortiras plus forte.

Tu dis que tu n’aimeras plus jamais mais tu verras.

La vie reprend toujours ses droits »

Au beau milieu des sentences abjectes de son entourage, « dont la banalité finit par émousser la vérité », Bérénice découvre une langue propre à ciseler sa douleur, douze syllabes tranchantes, pour creuser au plus profond de son âme. Face aux abondants, aux incessants, aux débordants bavardages quotidiens, la littérature s’impose, pour donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Par le travail et l’ardeur. Le raffinement et la rigueur. L’exigence et la passion. La petite musique des alexandrins raciniens commence alors à colorer le texte d’inflexions nouvelles et familières. Ils sont parfois signalés par des italiques, parfois parfaitement intégrés à la langue de Nathalie Azoulai, comme à celle de son personnage qui en émaille ses conversations et ses messages.

Cette musique, qui la frappe et la lie d’abord à Racine, n’est qu’un premier pas dans son initiation. La littérature permet ce miracle : réintégrer une douleur singulière dans une histoire chorale, retrouver du lien où il n’y avait qu’exclusion. La jeune femme trahie entre dans la famille des Bérénice puisque la lâcheté de son amant en fait un Titus. Il n’est plus de solitude quand d’autres ont mis des mots sur le sentiment qui nous isolait, indicible, certes, mais pas inconnu. S’il ne peut être avoué, on peut l’écrire au plus secret d’un texte. Cette union des cœurs tisse une filiation qui unit le lecteur à ses lectures, Bérénice à Racine, Racine à Virgile et Virgile à d’autres avant lui.

L’histoire de Jean prend donc sans surprise le pas sur celle de Bérénice. On ne sait plus qui de l’auteur ou de son personnage se plaît le plus à fréquenter Racine ; à le suivre à Port-Royal comme à Versailles, exilé à Uzès ou en campagne avec Louis XIV. La vie du grand dramaturge est réinventée avec passion pour approcher au plus près l’étincelle qui l’a fait composer ses douze tragédies. Le récit devient alors un vrai délice. Derrière des vers trop répétés pour sembler encore actuels et efficients, on se plaît à retrouver la force vitale d’un homme tiraillé entre une vie de débauche vaine et grisante et une éducation culpabilisante, aussi rigide que stimulante.

Les discours de Port-Royal tissent un étonnant paradoxe : l’on y enseignait la grammaire et la poésie la plus pure pour condamner ceux qui se livraient à l’écriture impie ; l’on étudiait des extraits de texte que l’on interdisait de lire  ; l’on pratiquait sans scrupule l’autodafé. La littérature est-elle donc une occupation inutile, qui détourne l’homme de Dieu et de la morale ? « Les fictions ne sont pas des égarements car nous sommes constitués de langage et d’action et nous avons besoin des deux, n’en déplaise à Port-Royal », conclut Racine avec un certain soulagement.

Nous soufflons aussi, il y aura encore de belles heures à perdre en littérature !