Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad.

L’invention du spiritisme dans l’Amérique puritaine de la fin du XIXème… Quel sujet ! Surtout quand on sait que le maître d’œuvre de cette vaste entreprise est Hubert Haddad, le styliste délicat du Peintre d’Eventails, un auteur que l’on aime. Et pourtant, Théorie de la Vilaine Petite Fille est le grand roman raté d’un grand écrivain. On s’explique.

Hubert Haddad choisit de raconter l’histoire vraie de Kate et Margaret Fox, deux fillettes de l’Amérique profonde qui, investies du pouvoir de communiquer avec l’au-delà, vont inventer le spiritisme sans même s’en rendre compte.  Quand Mister Splitfoot (« Pied fourchu »), fantôme d’un représentant de commerce lâchement assassiné dans leur petite maison, les prend en amitié, leur existence s’en trouve entièrement redessinée. Animée d’un solide esprit mercantile et appuyée par les banquiers de Wall Street, la sœur aînée, Leah, prend les deux enfants sous sa coupe et organise des séances publiques de démonstration qui se vendent comme des petits pains. Le spiritisme devient un phénomène de société qui dépasse rapidement les frontières d’Hydesville et remue toute l’Amérique. Le Vieux Continent est bientôt lui aussi gagné par la fièvre. Mais la mécanique du succès ne tarde pas à grincer, les deux jeunes filles perdent pied, victimes expiatoires de la course au progrès qui caractérise l’Amérique de ces années-là. Le libéralisme se propage à toute vitesse dans le monde du surnaturel, les charlatans les plus habiles s’en mettent plein les poches, et les sœurs Fox finissent pitoyablement. Un sujet terriblement alléchant.

L’ambition est là : Théorie de la Vilaine Petite Fille a des accents balzaciens. Le roman est monstrueux, il avale les lieux, les époques, les personnages avec un appétit d’ogre. Hubert Haddad a le désir de peindre toutes les facettes de cette folle Amérique : esclavagisme, abolitionnisme, féminisme, construction des premiers gratte-ciel, spiritisme… L’innocence des sœurs Fox rappelle celle de Lucien Rubempré, jeune héros des Illusions Perdues : jetées dans un monde dont elles ne maîtrisent pas les codes par une sœur à l’ambition comparable à celle de Rastignac, elles ne tardent pas à déchanter. Le sujet, la profondeur, le style, le brio même, tout est là. Mais le lecteur n’éprouve aucune satisfaction, aucune émotion. Il s’ennuie. Si votre serviteur n’avait pas cet article à écrire, s’il n’avait pas fait vœu d’honnêteté intellectuelle, il abandonnerait. Pour sûr.

Qu’est-ce qui ne passe pas ? D’abord, l’aspect tourbillonnant de ce roman total qui, loin d’aspirer le lecteur dans son mouvement, le laisse au bord de la route, pantelant. La somme des personnages empêche toute proximité : on s’occupe d’eux dans un bref passage, puis on les abandonne, avant de les retrouver une centaine de pages plus loin. Entre-temps, le lecteur les a oubliés, et il faut opérer un véritable effort de recoupement pour les identifier. Ils ne marquent pas, malgré leur évident potentiel. Les personnages des sœurs sont comme noyés au milieu de toute cette foule : ils n’ont pas assez d’espace pour gagner en consistance, en profondeur.

Par ailleurs, le roman est saturé de références érudites : l’aspect documentaire prend rapidement le pas sur le romanesque. Tout est extrêmement référencé, brillamment rapporté, mais le lecteur étouffe peu à peu…et n’apprend finalement pas grand-chose. Les nombreuses références sont envisagées comme de simples prérequis, elles ne sont jamais explicitées. Hubert Haddad brosse un portrait panoramique au détriment d’une analyse fine. Le lecteur, lui, reste sur sa faim : par exemple, il aurait bien aimé savoir pourquoi le spiritisme ne pouvait naître que chez des femmes de l’Amérique puritaine ; on mentionne cet état de fait, mais on ne l’explique pas. Débrouillez-vous.

Finalement, tout est histoire de réception. Ce roman est parfait, mais pour l’auteur seulement. Même chose pour le style. Hubert Haddad est un styliste admirable, aucun doute là-dessus, mais mon dieu, quel besoin d’écrire « à sa dextre » quand « à sa droite » serait tout aussi efficace ? La maîtrise formelle est telle qu’elle met à distance et nuit à l’émotion. Nous sommes impressionnés, mais pas touchés. Un seul exemple peut-être. Prédicateur de l’école méthodiste, Alexander Cruik se rend à Hydesville pour sauver les consciences échauffées par le spiritisme des sœurs Fox : « Si, par exception dans le conseil ecclésial méthodiste plutôt enclin à la sobriété en tout chose, son franc-parler et ses fantaisies de mage inspiré avaient été agréés pour services rendus, il savait d’expérience que l’équilibre tenait à presque rien chez ces défricheurs hallucinés, pionniers et fils de pionniers aux barbares appétences et nonobstant pourfendus de superstition et portés par une candeur de croisés ». Ouf. « Barbares appétences » et « nonobstant pourfendus de superstition » sur la même ligne, c’est à la limite du supportable ! On sent bien l’ironie, la quête du mot rare et désuet, mais l’auteur fait ici cavalier seul : il nous a laissés depuis bien longtemps sur le bas-côté, avec l’amère impression d’être un imbécile notoire. Dommage.

Hubert Haddad, Théorie de la vilaine petite fille,  Zulma, 2014, 397 pages.