Réparer Les Vivants, Maylis de Kerangal

L’excellent roman de Maylis de Kerangal raconte les vingt-quatre heures nécessaires à la transplantation du cœur de Simon Limbres, jeune surfeur déjà promis à la mort par un nom évocateur des limbes. Voilà un synopsis qui peut paraître assez peu attrayant… Et pourtant, ce roman est une frappe magistrale que l’on prend en plein corps.

Le roman est centré sur le cœur de Simon, pompe de la vie, mais aussi centre des émotions, régnant sur la mécanique du corps et obéissant aux circonvolutions de l’esprit. En cela, le roman ne se réduit pas aux vingt-quatre heures de la transplantation mais englobe toute la vie de Simon et toutes celles concernées de près ou de loin par son accident.

L’écriture de Maylis de Kérangal décrit avec une patience de souffleur de verre toutes les émotions des acteurs de ce drame : parents, sœur, petite amie, chirurgien, infirmière, receveuse du coeur…, comme si elle mettait en lumière chacun des fragments du kaléidoscope extraordinaire de ce transfert de vie. On entre ainsi dans la vie émotionnelle de chaque personnage, leurs souvenirs, leurs plaisirs, leurs projets, leur passé : le goût de l’anesthésiste-réanimateur Revol pour les gardes, la solitude sentimentale de l’infirmière Cordélia Owl, le parcours professionnel de Thomas Rémige. C’est ainsi qu’elle ménage des moments de légèreté dans un roman d’une gravité parfois insoutenable.

Une des réussites du roman tient à la proximité que l’écrivaine instaure  entre les parents de Simon et nous autres lecteurs : elle nous fait vivre ce qui se passe dans le corps et l’esprit d’une mère et d’un père qui perdent leur enfant, leur entrée dans « l’autre domaine, qui étaient peut-être celui où survivaient un temps, ensemble et inconsolables, ceux qui avaient perdu un enfant ». On suit l’effroyable  cheminement de ceux-ci entre l’annonce de l’accident (la panique de la mère, sa déambulation perdue dans l’hôpital alors qu’elle ne connaît pas encore le sort de son fils, ses insupportables pressentiments) et l’acceptation de la mort, longtemps après. C’est toute la difficulté à dire une mort inacceptable à laquelle l’auteure nous confronte : le travail verbal des médecins face à l’impossibilité de croire, devant un corps maintenu en vie qui semble seulement dormir : « sa phrase est lente, ponctuée de reprises de souffle, manière d’y inscrire son corps, de le rendre présent dans sa parole, de faire de la sentence clinique une empathie, il parle comme s’il ciselait une matière, et maintenant ils se tiennent les yeux dans les yeux, se font face, c’est cela, rien d’autre que cela, un absolu face-à-face, et celui-là s’accomplit sans faillir, comme si parler et se regarder étaient le recto et le verso d’un même geste, comme s’il s’agissait de se faire face autant que de faire face à ce qui se profile dans une des chambres de cet hôpital. » Et c’est la souffrance, incommensurable : « la seule vision de ce monde qui se dérobe graduellement pour apparaître de nouveau, tangible, absolument énigmatique —, et la proue qui fend l’eau affirme le présent fulgurant de leur douleur. »

Dans la deuxième partie du roman, De Kérangal nous escorte dans les méandres protocolaires d’une transplantation d’organe, avec un regard médical, tout en laissant planer, par l’intermédiaire de certains personnages, comme l’infirmier Thomas Rémige, une atmosphère sacrée. Elle pose alors la question de l’intégrité de la personne décédée : qu’en sera-t-il quand ses organes seront disséminés aux quatre coins du pays ? Elle aborde le territoire mystérieux de la thanatopraxie : restaurer les morts pour préserver ceux qui restent.

L’écriture dilate les instants à la mesure de leur intensité et notre lecture s’accroche, sans vouloir/pouvoir lâcher la phrase qui court parfois sur une page entière sans que l’on s’en aperçoive et qui nous laisse, à la fin d’un chapitre, le cœur accéléré et les muscles tendus. Il est des romans que l’on peut laisser glisser doucement de nos mains pour plonger dans le sommeil. Celui-là n’en est pas. La passion de Simon pour le surf n’est pas un hasard : la phrase de Maylis de Kerangal est une déferlante qui nous saisit, nous entraîne et nous laisse écumant dans son sillage.

Maylis de Kerangal, Réparer Les Vivants, éd. Verticales, 2014, 288 pages