Phoenix, Christian Petzold

Comment survivre à l’holocauste et redevenir soi-même ? Comment faire confiance à ceux qui ont peut-être trahi ? Christian Petzold tâche d’apporter quelques réponses dans un film secret et délicat.

Automne 1945. Nelly Lenz a survécu à l’holocauste. Mais peu avant l’arrivée des Alliés, une dernière balle a détruit son visage. De retour à Berlin, soutenue par Lene, une amie fidèle à la présence maternelle, elle subit une lourde « reconstruction » faciale. Les médecins l’interrogent sur l’aspect à donner à ce nouveau visage : celui d’une starlette à la mode peut-être ? Pourquoi pas profiter de cette occasion pour faire table rase ? Mais Nelly refuse : elle veut retrouver ses traits d’avant l’horreur et redevenir la chanteuse de cabaret qui écumait la ville avec son mari Johnny, lui-même musicien. Son visage à peine rafistolé, elle n’a qu’une idée en tête : retrouver celui qu’elle aime et dont le souvenir lui a permis de survivre aux camps. Mais Lene lui suggère bientôt que ce dernier est probablement responsable de sa déportation…

Errant parmi les ruines, se heurtant à la faune interlope de Berlin occupé par les troupes alliées, un Berlin de crime, de luxure et de corruption, elle finit par retrouver « son » Johnny. L’ancien pianiste est devenu homme à tout faire dans un obscur cabaret. Il ne reconnaît pas sa femme qu’il croit morte. Cependant, troublé par sa ressemblance, il lui propose un étrange jeu de dupes : l’inconnue doit se faire passer pour Nelly, sa défunte épouse, afin de toucher l’important héritage qui lui est dû et qu’ils se partageront alors.

Dès lors, Johnny enseigne à Nelly comment être Nelly dans un étonnant apprentissage. Celle qui n’est plus qu’un fantôme, revenue d’entre les morts, défigurée, accepte d’apprendre à devenir celle qu’elle a naguère été. Voilà d’abord pour la jeune femme un moyen efficace d’en savoir davantage sur les sentiments de Johnny et d’enquêter sur les circonstances de son arrestation. Mais cette situation paradoxale épouse surtout parfaitement son état psychique : rescapée de la Shoah, étrangère à elle-même, Nelly doit renouer avec son identité et reconquérir son humanité. Comment redevenir soi, après tout cela ? Comment redevenir soi en ce lieu, avec ces gens ? Lene, l’amie fidèle, apporte une réponse définitive : c’est impossible. Ne reste que la fuite en Palestine … ou la mort.

Et que faire de Johnny ? Un salaud ? Un misérable pygmalion dont la créature ne vaut que pour ce qu’elle pourra lui rapporter ? Un homme ordinaire contraint à la pire des vilenies par des circonstances extraordinaires ? L’Histoire l’a sans doute dépassé ; le IIIème Reich et la guerre ont tiré ce qu’il y avait de pire en l’homme. Mais a-t-il vraiment trahi ? A t-il aimé sa femme ? L’aime-t-il même encore ? Dans les séquences où Johnny dirige son actrice affleure une émotion ténue qui résonne douloureusement, comme l’aveu d’échec d’un metteur en scène qui ne parvient pas à redonner corps à celle qu’il a aimée. A moins que l’on ne fasse fausse route, et qu’il ne faille y voir que de la déception d’un faussaire redoutant de futurs déboires. L’ambiguïté du personnage est rendue admirablement par la caméra de Christian Petzold qui s’en tient au point de vue de la jeune femme et ne livre ainsi que des bribes d’incertitude.

La mise en scène de Christian Petzold, qui s’attache ici à un très grand sujet, se signale par son élégance et sa délicatesse. L’image ne condamne jamais abruptement et se contente de faire éclore des fragments d’émotion tout en retenue, comme si ces accès ne pouvaient faire autrement que jaillir, bien que tout ait été fait pour les comprimer pudiquement. En témoigne la sublime scène où Nelly, agrippée à la taille de Johnny sur sa mobylette, susurre le scénario de sa dénonciation, une hypothèse qui comprend et pardonne sans pourtant nier les faits. Un océan d’humanité et d’amour qui ne recueille que l’indifférence d’un Johnny incapable de reconnaître celle qu’il a aimée.

Petzold adopte une narration sobre et lente pour que chacun de ces fragiles instants soit profondément investi par le spectateur. Il faut prendre le temps de sentir l’absurdité de la situation, de saisir l’incompréhension de Nelly, son effroi et sa stupeur, son amour et ses espoirs vains. A travers le parcours d’une survivante, Petzold esquisse le portrait d’un peuple tout entier et filme une réconciliation impossible. Nelly, de bout en bout, demeure un fantôme qui n’a pas sa place à Berlin, que d’aucuns préféreraient sans doute tout à fait mort. Sa dernière apparition est d’ailleurs spectrale : tournant le dos à ceux qui l’ont reconnue, elle quitte la scène en glaçant son auditoire.

 

Date de sortie : 28 janvier 2015

Réalisé par : Christian Petzold

Avec : Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf

Durée : 1h38

Pays de production : Allemagne