Petits Oiseaux, Yôko Ogawa

Imaginez votre vie, pleine de relations, d’activités passionnantes ou nécessaires, de voyages rocambolesques à l’autre bout du monde. Jusqu’à quel point pourrait-on lui ôter ses apparats sans qu’elle ne perde sa valeur ? Yôko Ogawa tente cette expérience du vide : avec une infinie délicatesse, et sans a priori, elle dévoile la vie de deux hommes, leur handicap ou leur désœuvrement. Une découverte éblouissante qui nous purge de nos préjugés et de nos besoins frénétiques.

Un vieux monsieur est retrouvé mort chez lui, une cage à oiseau sur le ventre. A partir de là, le roman retrace la vie infime de cet homme voué à l’ombre et au silence. Il a grandi sous la coupe d’un aîné qui, à l’âge de onze ans, a définitivement renoncé à parler le langage communément partagé pour adopter une langue qu’il est seul à pratiquer et qui s’inspire du vocable oublié des oiseaux : le pawpaw. Le cadet le comprend sans pour autant parvenir à le parler lui-même. Aussi longtemps que l’aîné vit, les deux frères restent unis par des rituels immuables puis le cadet continue seul à occuper une place minuscule dans un monde de plus en plus petit, jusqu’à ce qu’il devienne lui-même tuteur de plus fragile et de plus insignifiant que lui.

L’auteur se place à une distance respectueuse de ses personnages. Au lieu de saisir la lorgnette dans son sens habituel, elle la renverse : on s’éloigne donc du modèle. On l’aperçoit tout petit, de très loin, mais avec une étonnante acuité. Jamais Yôko Ogawa n’arrachera les deux frères à leur anonymat. Ils n’auront d’identité que par les liens qui les rattachent à un univers des plus restreints : l’aîné et le cadet, le monsieur aux petits oiseaux.

Les personnages eux-mêmes agissent avec la même discrétion pour observer le monde sans y entrer vraiment. L’aîné consacre sa vie à admirer les oiseaux d’une volière mais ne tente jamais de s’en approcher, ni en poussant le portillon ni en glissant un doigt inquisiteur. Une fois mort, il demeure encore un peu de lui auprès des oiseaux grâce au vide laissé par son corps appuyé contre le grillage.

Sur un rythme très lent, ce livre est purgé du moindre événement ; il n’en demeure pas moins palpitant de vie, fascinant. L’apparition d’un volatile venu goûter la pomme laissée à son intention suffit à éclairer une journée, un chapitre. On retrouve des sensations que l’agitation frénétique du quotidien dissimule sous le poids des obligations et des divertissements.

Le texte navigue entre observation objective et immersion poétique dans ce microcosme gorgé de chants d’oiseaux et de grande musique. Il cabote aux limites du fantastique. On ne saurait trancher : l’aîné est-il handicapé, autiste et incapable d’entrer en contact avec le monde ? Il décontenance en effet son père, et dérange commerçants, professeurs et inconnus par son immobilité silencieuse. Jamais pourtant de termes méprisants ou condescendants n’affleurent dans le récit. Cet homme étrange ne possède-t-il pas alors un don merveilleux qui le place très au-dessus de ses congénères ? Voilà ce que semble croire son cadet qui « était plein d’admiration pour ce grand frère capable de prononcer tous ces noms [d’oiseaux] avec autant de facilité » et qui lui ouvre les portes d’un univers éblouissant : « Son aîné percevait beaucoup plus de choses que ce que les autres croyaient. Dans un endroit exigu, il recevait des signaux qui se transmettaient seulement à ceux qui, avec une persévérance sincère, restaient immobiles ». Petits oiseaux nous initie à une vérité paradoxale. Il peut se lire comme un étonnant roman d’apprentissage où « après avoir pleinement goûté le silence », sous la conduite des oiseaux si intelligents, les êtres se forment au dénuement : « leur quotidien se résumait à cela mais aucun des deux n’en éprouvait de l’insatisfaction ». D’une fable sur la différence, le roman s’achemine vers une réflexion sur l’éducation dans le respect de l’autre. Un bel hommage à la patience et à la douceur !

Ceci dit, le livre se pare peu à peu de nostalgie et la vie du monsieur aux petits oiseaux devient dès lors inquiétante : lui qui a bâti son existence sur « la forme fixe d’un rituel » est confronté à l’impermanence du monde. Le père meurt le premier, suivi de près par la mère. Puis vient le tour de l’aîné. Quelques personnages traversent encore le roman mais ces relations sont de plus en plus éphémères et inconsistantes. La vie conserve tout son sens aussi longtemps que l’on a quelqu’un avec qui la partager, mais que faire quand le monde change trop vite ? Le parti pris de l’immobilité est-il encore viable dans une société qui se transforme perpétuellement ?

Yôko Ogawa, Petits Oiseaux, Actes Sud, 2014, 268 pages

Crédit photo : Chris Maynard, « Feather Dioramas »