Petite table, sois mise!, Anne Serre

Ce titre enchanteur est un clin d’oeil à un conte des frères Grimm, dans lequel il suffit au personnage de prononcer cette formule magique pour voir sa table se couvrir de mets délicieux. Anne Serre place donc son dernier roman dans la tradition littéraire du conte, pour évoquer le parcours en trois temps d’une fillette qui, marquée par une enfance incestueuse, deviendra écrivain.

La première partie du roman, dans laquelle la fillette une fois adulte se rappelle de la maison familiale, n’est pas sans évoquer un autre conte des frères Grimm. Lorsque Hansel et Gretel, abandonnés par leurs parents dans une forêt profonde, découvrent la maison en pain d’épices, ils pensent avoir trouvé le refuge sucré où ils seront pleinement aimés et contentés. Mais le temps est vite venu d’être décillé : pour échapper à une dévoration certaine, les petits devront s’arracher aux pièges destructeurs de l’enfance. Dans Petite table, sois mise ! la maison familiale, de même, leurre et enferme. Celle-ci n’est pas tout sucre mais tout sexe. La porte s’ouvre sur une « sylphide » brossant sa toison, le couloir mène d’un côté à l’espace ouvert de la mère, ogresse au désir jamais rassasié, de l’autre à l’antre paternelle où se dresse le vit tant convoité. Même les mots utilisés pour décrire les lieux semblent prisonniers de leur connotation sexuelle : « on y pénétrait par un jardin » avec « des bandes de gazon très court ».

Trois fillettes, dont la cadette, la narratrice, sont prises dans les rets de cette circulation spatiale et sexuelle, écartelées dans leur quête de satisfaction des désirs parentaux. Pour l’enfant devenu écrivain, la maison se réduit parfois à quelques motifs hypertrophiés – immense table cirée du salon, dalles vert foncé du vestibule, tapis du bureau aux fleurs étincelantes -, résidus visuels des ébats sans cesse renouvelés.

Après avoir rapporté cette vie « ensexualisée » dans la maison familiale, la narratrice poursuit par le récit de ses errances géographiques, amoureuses et enfin par une réflexion sur son travail d’écrivain. Anne Serre s’intéresse donc dans son texte au regard porté par sa narratrice adulte sur ce passé fondateur ; c’est là une proposition riche et éclairante. Précisément parce qu’il est rattaché au genre du conte, le récit du passé est très troublant. La difficulté pour la narratrice, même au terme de toute une vie, de porter atteinte à l’enfance vécue, apparait dans ce choix de placer événements et personnages derrière ce voile de l’imaginaire. L’inceste a bien eu lieu mais ne peut être « réalisé ». Ainsi, le filtre du conte maintient à distance et protège : les coupables parents restent des figures littéraires, l’interdit absolu n’existe pas dans l’utopie de la rue Alban-Berg. Une seule fois, le voile semble se déchirer alors que la narratrice adulte est saisie par la brusque correspondance entre la chevelure blonde de son amante et celle de sa mère : « ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu’on aurait dit un séisme en mon cœur, […] on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais ».

Le trajet de la fillette devenue écrivain est enfin l’occasion pour Anne Serre d’évoquer la profonde ambiguïté de l’écriture. Pour sa narratrice, la littérature est un autre voile posé sur le réel, par les filtres (comme le filtre générique du conte) qu’elle met à disposition. En même temps, elle reste le lieu d’une conversion inespérée : comme dans le conte de Grimm, la narratrice n’a qu’à prononcer la formule magique « petite table sois mise » pour que surgissent à la table de l’auteur les visions terribles du passé irradiées par la « joie terrible » de l’écriture.

Anne Serre, Petite Table, sois mise !, éd. Verdier, 2012, 64 pages