Paterson, Jim Jarmusch

Paterson est une petite ville du New Jersey, Allen Ginsberg, William Carlos Williams et Lou Costello y ont traîné leurs guêtres. Paterson, c’est aussi le nom d’un type simple, un chauffeur de bus, citoyen modèle qui habite une petite maison avec Laura. Mais ce Paterson a quelque chose de plus : c’est un poète.

Cette curieuse homonymie n’est pas anodine. Le chauffeur parcourt la ville, observe ses passants, ses rues, ses boutiques, il écoute ses bruits, ses conversations. Les poèmes de Paterson sont Paterson. Poésie intégrale, poésie du rien, du banal, du quotidien, il y a chez lui du Francis Ponge quand il révèle la beauté et la puissance d’une petite boîte d’allumettes, du William Carlos Williams – référence explicite du film – quand il fait résonner d’inutiles considérations. Les mots que le réalisateur incruste consciencieusement à l’écran dès que les vers se créent sont finalement moins importants que le terreau duquel ils sont extraits. Paterson sillonne la ville avec humilité et placidité, sans préjugé, à l’affût de cette beauté susceptible de surgir à tout moment, à la seule condition de la désirer.

Mais Paterson n’écrit pas pour la gloire, il n’enregistre rien, ne fait aucune copie. Il vit son art comme une simple occupation. Les échecs pour Doc le barman, une fille pour Everett l’acteur risible, les cupcakes pour Laura. Lui, c’est la poésie. On s’échappe comme on peut. Paterson, c’est le type qui s’arrête devant des câbles emmêlés et trouve ça beau. C’est celui qui s’émeut d’une conversation entre deux gentils lourdauds, dragués qu’ils sont par de superbes créatures. C’est celui qui se perd dans sa chope de bière et se laisse fasciner par le spectacle de boules de billards éparpillées sur le tapis vert.

L’image de Jarmusch parvient à nous faire saisir cette beauté-là, mais il le fait honnêtement, sans flonflon ni bling-bling. Il ne tord pas ses couleurs, n’esthétise rien, il montre et c’est bien assez. Ce n’est pas Malick, ni Dolan. Il n’appartient pas non plus à cette caste de réalisateurs pour qui le quotidien ne peut qu’être visuellement laid, froid et sans âme, dont le récent Toni Erdman de Maren Ade est un bon exemple. Jarmusch est pareil à son chauffeur de bus, il nous conduit doucement, sans trop en faire. Il laisse émerger des fragments de réalité – essuie-glace et reflet – et, par un plan fixe, une composition tranquille, attire notre attention avec doigté. Une beauté à l’humilité parfaite, parfois à pleurer.

Le film égraine les jours paisibles d’une semaine ordinaire, dont la banalité est soulignée par la répétition des plans : du réveil de Paterson et Laura, filmé en plongée – scène toujours identique mais dont la beauté diffère chaque fois – à la promenade du chien jusqu’au bar, le réalisateur cherche à débusquer l’unique dans le routinier. Plus qu’un manifeste poétique, c’est une éthique que tisse Jarmusch : face à la répétition du quotidien, il n’est pas question de se révolter.[1] Chez Jarmusch, les citoyens ne sont pas des victimes chloroformées, soumises à l’ordre des choses. Paterson ne lève pas le poing, non, il sait seulement regarder l’essentiel. Jarmusch fait ainsi une très belle apologie de la routine, de l’ennui, de l’éternel retour des tâches qu’on exécute sans y songer et contre lesquelles on tente trop souvent de lutter par d’absurdes dérivatifs. Chez Paterson, le petit déjeuner, le travail, la promenade du chien, les élucubrations pourtant irritantes de la conjointe sont supportées avec un flegme à toute épreuve. Plus encore, cette patiente endurance est comparable au travail de forçat du chercheur d’or. Paterson creuse, déblaie, tamise, finit par trouver, toujours, quand il ne s’y attend pas. Cette routine, il semble tant la chercher que le moindre « accident » paraît le bouleverser. Non qu’il soit inapte à l’aventure, mais plutôt que son travail de création est alors comme empêché.

Une œuvre à contre courant donc puisque, s’il est un ennemi commun aux pourfendeurs de tous poils de la condition dite postmoderne, c’est bien cet ennui que Jim Jarmusch célèbre et érige en valeur bravache. Il paraît que ce film magnifique était en compétition à Cannes, et qu’il en est sorti bredouille, quand le très balourd quoique nécessaire Moi, Daniel Blake repartait avec la Palme. A croire que le jury ne disposait pas cette année du même discernement que l’épatant Paterson.

[1] Si cette idée vous frustre, vous déçoit ou vous irrite, préférez la lecture de L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, ou de l’une des nombreuses oeuvres qui illustrent ces thèses rebattues.

 

Date de sortie : 21 décembre 2016

Réalisé par : Jim Jarmusch

Avec : Adam Driver, Golshifteh Farahani

Durée : 1h58

Pays de production : Etats-Unis