Un paquebot dans les arbres, Valentine Goby

Après l’encensé Kinderzimmer, Valentine Goby déconstruit le mythe des Trente Glorieuses à travers le destin de la famille Blanc, heurtée de plein fouet par la maladie. Un Paquebot dans les arbres est un très beau roman, porté par une héroïne solaire et un style remarquable.

Ce paquebot blanc niché au cœur des arbres, c’est le sanatorium d’Aincourt, immense ensemble architectural construit en 1931, dont la majesté fait la fierté de toute la région. Mathilde, jeune fille à peine sortie de l’enfance, s’y rend chaque samedi pour voir ses parents atteints de tuberculose. Nous sommes au milieu des années 50, époque bénie des Trente Glorieuses, âge d’or de l’Après-Guerre, « temps miraculeux de la prospérité, de la Sécurité Sociale et des antibiotiques ». Le drame vécu par la famille Blanc semble anachronique, une histoire de maladie et de misère au temps du miracle économique.

Avant la chute, les Blanc ont été les cafetiers de la Roche-Guyon, bourgade de la région parisienne. Le Balto est alors le centre névralgique du village, on y prépare la retraite aux flambeaux, on y sert les apéros de Pâques ou du 1er Mai, on y boit un verre à la sortie de l’église, on y trouve l’unique cabine téléphonique. Paul Blanc fait figure de patriarche bienveillant : il accueille les confidences, prête sans traites, oublie les dettes, ferme les yeux sur les vols : « Ma caille, c’est qu’ils en ont besoin ! » Le samedi, c’est soir de bal, tous les regards sont tournés vers lui, petit homme à l’harmonica qui fait danser les filles et les garçons. Mais la maladie passe par là, et avec elle, vient la dégringolade. Totalement imprévoyant, non éligible à la Sécurité Sociale réservée aux salariés, le couple bascule rapidement dans la spirale de la pauvreté : dettes, huissier, saisie, scellés, assistante sociale, famille d’accueil… La famille est d’abord dépossédée, puis éclatée. Mathilde, la deuxième de la fratrie, se retrouve seule dans une extrême précarité.

Un paquebot dans les arbres évoque moins la maladie que l’exclusion sociale qui en résulte. A la faveur d’un mot, les Blanc sont abandonnés à la rumeur et à la vindicte populaire. « En deux heures, le mot sanatorium se propage comme un feu de brousse ». « Sanatorium » et « tuberculose » sont maudits. Le village a peur, la famille Blanc est mise au ban. Il faut les comprendre, ces gens, la tuberculose, c’est la phtisie, la peste blanche, cette maladie épouvantable qu’on attrape avec un simple postillon, qui condamne des corps déjà exsangues à un étouffement progressif, noyés dans une mare de sang… C’est elle qui a tué Fantine et la Dame aux Camélias ! Les mots font naître les images, ces représentations hideuses qui envahissent l’imaginaire collectif depuis le Moyen-Age. Valentine Goby choisit de ne pas les montrer, ces corps mutilés, hormis dans les dernières pages. Ceux qui souffrent le plus ne sont pas les malades, mais les victimes de la violence sociale. Paulot et Odile sont protégés par le sanatorium. Ils y passeraient presque du bon temps, entre repos, plaisirs de chairs, théâtre et musique. Mathilde, jetée seule dans le monde, se retrouve dans une telle détresse qu’elle envisage un temps le suicide.

Et pourtant, jamais le roman ne sombre dans le misérabilisme. Le personnage de Mathilde est si lumineux qu’il atténue la noirceur du propos. « Mais, tu arranges tout, à chaque fois ! », dit son petit frère. Il faut la voir, cette si jeune fille, se démener pour réunir sa famille et préserver l’honneur de ses parents ; il faut la voir, cette petite, courir, mentir, dissimuler, danser, les dents grises et les os saillants, « saoule de faim » et ivre de liberté ; il faut la voir, fière et arrogante, faire la nique à tous ceux qui ont trahi son père en lui tournant le dos. Le lecteur fait « un pèlerinage dans le théâtre de la maladie, et aussi du plus grand amour ». Par son obstination, sa loyauté, son refus des compromis et du bonheur individuel, Mathilde rappelle l’Antigone d’Anouilh : à l’intérieur d’un petit corps maigre vit une volonté féroce. « Rien n’aurait pu (la) persuader de renoncer à sauver les siens pour se sauver elle-même ». Au terme de son chemin de croix, la jeune fille arrache la liberté à coups de dents. Les dernières pages du roman, d’une beauté sublime, rapprochent son destin de celui de l’Algérie. Comme les Algériens, elle a payé son indépendance au prix fort : « Mathilde le sait, la pauvreté est une prison. N’empêche, elle a voulu son émancipation, préférant la misère aux tyrannies de la veuve et de l’assistante sociale ».

Un roman social donc, mais aussi une lecture politique. A l’heure où la tuberculose reste la deuxième maladie infectieuse la plus mortelle chez l’adulte, Valentine Goby nous rappelle que le combat doit s’inscrire dans une stratégie globale de lutte contre la pauvreté : « la maladie reste, comme le dit Jean-Paul Sartre évoquant la peste, une exagération des rapports de classe ».

Un paquebot dans les arbres, Valentine Goby, Actes Sud, Août 2016, 266 pages.

Illustration : Sylvain Mary.