Des nouvelles du monde (2)

« Des nouvelles du Monde », la suite. États-Unis, Japon, Russie…  LHP fait le grand écart pour vous présenter la suite de ses recueils de prédilection.

Lire Bukowski relève toujours de l’épreuve. Ses Nouveaux Contes de la folie ordinaire ne dérogent pas à la règle et portent merveilleusement bien leur nom – même s’il ne s’agit que d’une version bien édulcorée du titre original Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness -. Bukowski nous offre sur un comptoir souillé de bière, de mégots et de foutre, les aspects les plus sombres, les plus monstrueux, les plus fous de l’humanité. C’est cru, brut, sale, révoltant. Il faut s’accrocher à la plume lapidaire et sans concession de l’auteur américain et parfois se faire violence pour ne pas refermer le livre.

Ce qui l’intéresse ce sont les corps dans ce qu’ils ont de plus rebutant : le sexe sans amour avec des prostituées, la femme qu’on aime parce qu’« elle avait une bouche comme des ventouses à déboucher les chiottes », les poumons qu’on crache, les poings qu’on fait éclater sur le visage d’un homme à terre, « la merde » qu’on étale sans se retenir et qui obsède le narrateur. Dans cette galerie de portraits macabres, rien n’est à sauver, tout est à vomir : deux amis s’amusent à violer un cadavre sur la plage, un homme sent son désir monter pour une fillette et la viole, un fils écrit à sa mère tout en tranchant un pénis… Bukowski nous entraîne au-delà du pessimisme et du dégoût, il nous invite à la table des monstres. Et lorsqu’il se met en scène, c’est pour apporter une réflexion désabusée sur la poésie contemporaine et sur tous ces types qui « pissent leur petite littérature ». Et la sienne est à l’image du propos : sans fioriture, sèche et percutante.

À travers la décrépitude du corps et de l’âme, Bukowski parvient pourtant à tenir le lecteur jusqu’au bout, peut-être parce que « chacun porte en soi son petit tas de folies et de laideurs » ou parce que se dégage une certaine beauté de cette poésie de l’horreur… J.M

Nouveaux contes de la folie ordinaire, Charles BUKOWSKI ( traduit par Léon Mercadet), Livre de poche, 1985, 320 pages.

A travers trois novellas – genre qui se situe par sa longueur entre le roman et la nouvelle – Yôko Ogawa nous plonge au cœur de sensations aussi ambiguës que fascinantes. Elle excelle dans cet art de la description qui permet d’accéder aux aspects les plus enfouis et les plus inavouables de l’âme humaine.

Dans un style d’une précision clinique, elle s’attache à décrire la façon dont les trois narratrices se font happer par leurs sens. Qu’elle regrette d’avoir un père directeur d’orphelinat et de ne pas appartenir à une « famille normale », qu’elle retrouve le propriétaire manchot et unijambiste de sa résidence universitaire, ou qu’elle imagine l’enfant à venir de sa sœur comme un amas de chromosomes, chacune des trois cherche à réorienter son existence en questionnant l’origine ou le souvenir : « Il n’y a pas si longtemps que je me suis aperçue de l’existence de ce bruit. (…) Je n’en connais pas la cause, mais je le sens là, immobile sur la bande de perception du son qui me relie directement au passé. »

Si elles peinent à « trouver les mots » pour expliquer ce qui se joue en elles, c’est par l’exacerbation des sens qu’elles y parviennent. Le regard, le bruit, l’odeur, le goût et le dégoût sont le point de départ d’une mécanique des corps qui se met en branle au moindre geste, à la moindre pensée des personnages. Dans le premier récit La Piscine, le plus édifiant et le plus haletant sans doute, l’étrange narratrice attire le lecteur au cœur de sensations paradoxales : regarder, avec autant de désir et de délectation les muscles de l’adolescent aimé en secret et les larmes qui inondent le visage de l’enfant qu’elle maltraite. Désir et cruauté se trouvent mêlés au creux de son corps, sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi. Le lecteur est confronté à la même étrangeté dans La Grossesse, où la narratrice décrit la grossesse de sa sœur avec un détachement cruel, comme un scientifique observant un rat de laboratoire : « Quand elle avale une cuiller de confiture, la graisse accumulée autour de sa gorge tremble doucement de haut en bas. Les motifs de la cuiller s’incrustent dans la chair de ses doigts boursoufflés. J’observe ainsi tranquillement dans le détail chaque partie de son corps ».

Avec justesse et concision, Yôko Ogawa décortique les sensations qui emprisonnent et obsèdent ses personnages. Entre cruauté, érotisme et étrangeté, elle dresse le portrait de trois femmes saisies dans leur chair et explore les confins de la réminiscence sensorielle. J.M

La Piscine, Les Abeilles, La Grossesse, Yôko OGAWA. Éditions Actes Sud collection Babel, 1998. 196 pages.

Les trois nouvelles de Tolstoï rassemblées dans ce recueil ne sont qu’histoires de morts. On ne parle que de ça, on ne voit que ça. La maladie d’un magistrat, la rédemption d’un négociant pris dans une tempête de neige, la vie qui s’achève dans le mensonge chez la bourgeoise acariâtre et tyrannique, dans la paix et la simplicité chez le vieux moujik.

« La Mort d’Ivan Ilitch », nouvelle phare du recueil, retrace l’agonie d’un magistrat terne et insipide, qui découvre au moment de mourir l’inanité de sa vie passée. Son existence gaie et bienséante n’a été qu’ « une atroce et gigantesque tromperie destinée à cacher aussi bien la vie que la mort », un vaste subterfuge dissimulant la seule énigme qui vaille vraiment le coup : « dans quel but, pour quelle raison toute cette horreur ? ». Ce pourrait être désespérant, c’est absolument réjouissant. Tolstoï traite avec humour et violence ce personnage confiné dans le besoin moutonnier de l’approbation sociale, ainsi que tous ceux qui l’entourent, parangons de lâcheté et d’hypocrisie. Au moment de l’hommage funèbre, Tolstoï décrit une insidieuse mécanique des corps, vaste ensemble de gestes et de mouvements obéissant aux usages : « Piotr Ivanovitch continuait de se signer et de s’incliner légèrement en visant un point intermédiaire entre le cercueil, le sacristain et les icônes.[…] Ensuite, quand son mouvement de bras pour se signer lui parut avoir assez duré, il l’arrêta et se mit à observer le mort ». Au-delà du ridicule de la pantomime, Tolstoï nous invite à questionner le sens de ces rituels mortuaires : ne s’agit-il que de convenances sociales destinées à éloigner l’homme de la conscience de sa propre mort ? « C’est lui qui est mort et non moi » ? La dernière page de la nouvelle, d’une beauté sublime, renverse la perspective initiale et offre la possibilité d’une réconciliation : « Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et il ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n’y avait pas de peur parce qu’il n’y avait pas de mort ». M.G

La mort d’Ivan Illitch, Trois Morts et Maîtres et serviteur, Léon Tolstoï, Ed. Folio, Gallimard, 241 pages

Illustration:  LIU BOLIN, Camouflage et contestation, Rencontres photographiques de la ville de Vichy, du 16 Juin au 10 Septembre 2017, exposition extérieure, esplanade du lac d’Allier.