Les Livres de Jakob, Olga Tokarczuk

Lire Les Livres de Jakob, le dernier roman d’Olga Tokarczuk, Prix Nobel de Littérature 2018, c’est plonger dans la Pologne du XVIII° siècle, découvrir l’histoire véridique et méconnue du «messie» Jakob Frank et partager le quotidien d’une multitude de personnages. Un livre-somme foisonnant et captivant.

Il y a tout d’abord l’objet-livre. Sa taille, son poids. Et son titre complet, parodiant les romans du XVIII°, qui est tout à la fois un résumé, un programme et une promesse : Les Livres de Jakob ou Le Grand Voyage A travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres. Rapporté par les défunts, leur récit se voit complété par l’auteure selon la méthode des conjectures puisées en divers livres, mais aussi secourues par l’imagination qui est le plus grand don naturel reçu par l’homme. Mémorial pour les Sages, Réflexion pour mes Compatriotes, Instruction pour les Laïcs, Distraction pour les Mélancoliques. Et enfin, lorsqu’on démarre la lecture, sa numérotation inversée déroute – on commence à la page 1029 et on finit à la page 4 – référence à la Kabbale et image de la vie qui, contrairement à l’idée reçue, serait une perte permanente : « Nos conquêtes, nos enrichissements sont la plus grande des illusions. En réalité, nous sommes au summum de notre richesse à notre naissance, ensuite nous ne faisons que nous délester de tout. »

Tout commence par un mariage dans la demeure d’un marchand juif, Elisha Shorr : un couple se forme, une aïeule s’éteint, la joie côtoie la tristesse, et Nahman, un invité venu de Turquie, « un étranger en bas blancs et sandales », parle d’un certain Jakob. Elisha Shorr décide alors de faire venir cet homme providentiel en ce temps de pogroms et de persécutions : « Nous avons besoin de quelqu’un qui nous soutiendra en tout, qui nous aidera. (…) Nous avons besoin d’un homme fort qui ait l’air d’un faiblard et qui soit sans peur. » Jakob, cet homme charismatique à la belle allure qui parle par phrases énigmatiques, se présente comme le nouveau Messie, successeur de Sabbatei Tsevi. Il prend le nom de Jakob Frank qui signifie « étranger » car « être un étranger c’est être libre… Frank et sa fille sont des gens de partout et de nulle part. L’avenir de l’humanité. »  Il séduit les hommes et les femmes et attire de nombreux adeptes; autour de lui se forme une secte messianique qui efface les anciens commandements, prône la transgression et les « Actes contraires » jusqu’à entraîner ses adeptes à la conversion au catholicisme. Emprisonné pendant treize ans, il part ensuite en Moldavie puis en Allemagne. Dans l’Europe du XVIII° siècle, le frankisme croise aussi l’esprit des Lumières : le médecin Asher Rubine pratique les premières opérations de la cataracte, Moses Dobruška devient membre du club des Jacobins dans le Paris révolutionnaire et meurt guillotiné en 1794.

Roman historique et théologique, Les Livres de Jakob ressuscite, à travers un texte illustré d’une iconographie surprenante, un monde disparu : celui des Juifs hérétiques, des provinces oubliées (Galicie, Ruthénie, Podolie) et des langues perdues. Les Juifs méprisent les paysans soumis aux seigneurs et les paysans méprisent les Juifs qui ne sont soumis qu’au Roi. Ceux qui se convertissent prennent des noms et des prénoms chrétiens et se font plus Polonais que les Polonais, jusqu’à devenir, quelques générations plus tard, nationalistes et violemment antisémites. C’est aussi un livre sur les livres, comme l’indique le titre. Le Livre, bien sûr, c’est la Bible et ses interprétations multiples. Mais ce sont aussi les livres qui s’écrivent et s’inscrivent au cours du récit, La Nouvelle Athènes du père Chmiellowski, première encyclopédie en langue polonaise les vers de la poétesse Elzbieta Druzbacka et le récit fait par Nahman de l’aventure du frankisme, Les Reliquats, dont des passages forment des chapitres du roman dans une police différente. Les livres sont brûlés en autodafés mais aussi sauvés et conservés dans les étagères des bibliothèques car « les livres sont pareils aux soldats, ils doivent rester bien droits, l’un à côté de l’autre. Ils sont l’armée du savoir humain! »

Le charme de ce livre tient au mélange entre l’immense érudition de l’auteure et son empathie pour les personnages secondaires, particulièrement pour les personnages féminins dont elle rend l’existence sensible et charnelle. Il tient aussi à son écriture libre et inventive, passant de l’humour à la poésie, qui sait décrire avec précision les lieux et les atmosphères et rendre compte des émotions, des sensations les plus fugitives: « les pattes griffues de la neige glacée » ou « le jus sucré des poires du verger.» Comme le dit l’un des personnages, «tout cet art d’écrire (…) pourrait être la perfection des formes imprécises ».

Les Livres de Jakob, Olga Tokarczuk, traduit par Maryla Laurent, Les Editions Noir sur Blanc, 2018, 1027 pages.