Lettres à Anne, François Mitterrand

Et si Lettres à Anne de François Mitterrand était LE livre de l’année 2016? Mille deux cent dix-huit lettres écrites à la femme aimée pendant plus de trente années! Roman d’amour et roman épistolaire bien sûr, mais aussi autobiographie, essai politique et même œuvre poétique, jouant de tous les styles, longs épanchements lyriques, brèves factuelles, portraits caustiques, poèmes en prose… Une œuvre totale et peut-être la dernière correspondance amoureuse.

On est subjugué, submergé par l’intensité de cette passion sans cesse réaffirmée, comme Mitterrand le remarque lui-même : « Et je suis là, à te récrire pour la centième fois, la même lettre ». Mais qu’est-ce que l’amour sinon le ressassement ? La répétition incessante du nom de l’aimée comme une incantation : « Tu t’appelles Anne et je t’aime » ? La déclinaison du verbe aimer, sous une forme simple : « Tu es ma forêt dont j’aime chaque arbre » ou plus alambiquée : « Tu es mon bouquet de fleurs claires. Bouche en forme d’iris, rire au chrysanthème d’or simple, gravité de la tulipe noire, ô mon front de lilas, ô mon corps de varech, mon amour à l’odeur de violette et de mer » ?

Lettres à Anne, c’est l’histoire d’un homme et d’une femme et c’est aussi une page de l’histoire de France dans ces lignes qui ressuscitent les années 60 et 70. François Mitterrand appelle le 106 à Château-Chinon, Littré 10-77 à Paris mais comme « le téléphone reste un instrument du Moyen-Age » il a aussi recours au courrier et aux télégrammes ; il roule en DS 21, surnommée « la pantoufle », en 2 CV ou en GS, atterrit en Viscount à Orly, prend le Mistral pour descendre dans le Sud, le Bourbonnais pour aller de Nevers à Clermont-Ferrand ; les filles portent les cheveux « en catogan », en Amérique il découvre les premiers « hippies » et, chroniqueur à L’Unité, il peut écrire cette phrase aujourd’hui incompréhensible : « sur le marbre, j’ai corrigé mes morasses [1]».

On revit aussi de l’intérieur les négociations politiques de 1971 avant le congrès d’Epinay. Peu d’acteurs trouvent grâce aux yeux de Mitterrand sous sa plume féroce. Ni le PS : « On voit à l’œil nu ce qu’est l’approche de la mort lente » ni le PC : « Flashes, journalistes, comediante, tragediante. Marchais nerveux. Petits-fours staliniens ! » ni les syndicats : « visite aux hypocrites FO et aux cyniques CGT », « à la Fédération de l’Education Nationale où je me trouve devant d’incroyables fossiles ». Seul un rendez-vous avec la CFDT est jugé « intéressant ».

On est étonné par la justesse et la modernité de son analyse politique quand il prend acte de l’avènement de la social-démocratie en 1964 ; par son amour, sa connaissance intime, concrète de la France et de ses paysages qu’il a sillonnés, arpentés à la différence des technocrates qu’il brocarde : « Leur langage ne connaît pas autre chose que l’abstraction juridique. Il leur faudrait aller plus souvent par les petites routes du Berry et respirer le soir doré qui tombe sur les cimes de la forêt de Tronçais ». On est aussi touché par l’aveu de cet homme pudique et secret, habitué par la vie collective – pensionnat ou captivité- à garder en lui ses pensées intimes, ses rêves et ses ambitions, qui confie : « Pour la première fois, je sors de moi ».

Mais surtout, ce qui frappe, c’est la force de volonté de cet homme qui sait rester maître du temps, en dépit d’une activité harassante qu’il raconte avec humour et distance dans « la journée d’un député-conseiller général de la Nièvre ». Il sait se ménager des pauses, loin de la pression médiatique, dans ce qu’il nomme si bien « le farniente assorti de richesses lentes : lectures, réflexion, marches » pour garder cette vie intérieure dont il est jaloux. Son présent, jalonné de dates anniversaires, de souvenirs intimes, se nourrit du passé et le fait revivre.

Deux questions se posent cependant. La première est celle de l’absence frustrante des réponses de la destinataire, Anne Pingeot. A cela, on peut répondre que ses annotations d’éditrice, ses rares confidences entre des lettres, font d’elle la très discrète, l’absente omniprésente. Cette publication en devient même parfois une sorte d’étonnant dialogue post-mortem. A propos de sa réussite au concours de conservatrice, elle ajoute avec ironie : « Vous n’étiez pas ravi de cette indépendance »; lors du second tour de la présidentielle de 1974, elle constate avec admiration : «Il vous manquait 425 000 voix. Vous ne montrez ni émotion ni regret » et à la dernière page : « Vous mourez dans la nuit du dimanche 7 au lundi 8 janvier 1996. » La deuxième question, celle de l’opportunité de cette publication, reste ouverte et l’on peut laisser la parole à François Mitterrand : « Peu importe le style, les que, les de, les infinitifs, les parenthèses en trop. Je sais ce que je veux dire mais je le dis mal. Mes lettres ne sont pas faites pour paraître chez Denoël ! » Mais celui qui possède à la fois « la grâce et le délié du style, les sourires de la pensée, la rapidité du temps » n’a-t-il pas sa place chez Gallimard ?

Lettres à Anne, 1962-1995, François Mitterrand, Gallimard, 2016, 1276 pages.

[1] Sur la table de marbre de l’imprimerie, le journaliste vérifiait une première version encrée de son article avant le tirage définitif.