Les Émigrants, W.G. Sebald

Quatre hommes, quatre émigrants désenchantés et mystérieux dont la vie prit fin dans la solitude. L’immense Sebald enquête sur des itinéraires secrets dans une prose lunaire et sidérante.

Lire les Émigrants, c’est d’abord adopter le point de vue d’un narrateur dont on suit les hésitantes pérégrinations à travers la mémoire des hommes. Cette enquête n’est pas celle d’un inspecteur de police, d’un biographe ou d’un historien, mais celle d’un lecteur intrigué qui découvre ses personnages en tournant les pages d’un roman. Sebald peint leurs souvenirs égarés et met en scène le secret et l’ignorance en évitant soigneusement l’exhaustivité : chaque coup de pinceau n’informe que de façon parcellaire et se garde de diagnostiquer les causes de leur mal de vivre.

Ainsi des témoignages se forment, des digressions s’étendent, des anecdotes apparaissent. Des descriptions s’étalent et figent des rues, des bâtiments, des villes, des paysages. Chez Sebald, les lieux sont essentiels, maisons, usines, asile, sanatorium, autant d’arrière-cours dont l’esthétique détermine l’état d’âme de ceux qui s’y meuvent, influence leurs décisions, provoque parfois leurs chutes. Ces décors, ces cartes psychiques, sont des pièces photographiques d’émotions ou de souvenirs disparus. L’écrivain cisèle sa prose, distillant détails et couleurs avec la précision d’un orfèvre, imprimant même d’authentiques photographies au gré du récit comme pour signifier l’insuffisance des mots, à moins qu’il ne convoque les deux arts pour approcher au plus près la vérité.

Je vois le sanatorium sur son éminence, je vois tout à la fois le bâtiment dans son ensemble et le plus infime de ses détails ; et je sais que les colombages, la ferme du toit, les montants de portes et les lambris, les planchers et les escaliers, les rampes et les balustrades, les encadrements des fenêtres et les linteaux sont déjà, sous la surface, irrémédiablement minés et que le tout va s’effondrer incessamment, dès l’instant où l’insecte élu parmi la horde aveugle des insectes, dans un ultime raclement de mandibules, fera céder une dernière résistance qui n’a déjà plus rien de matériel.

Chaque lieu évoqué par Sebald est une ruine réalisée ou en devenir, miroir ou cause du vague à l’âme, ersatz de la barbarie humaine et des destructions proches. La phrase, par ses circonvolutions et ses morbides dissections, fait de la plus bucolique clairière une scène mortuaire qui résonne dans les cœurs malades. Ainsi des docks de Manchester :

A constater l’inertie et le silence de mort qui régnaient maintenant sur le canal, il était sans doute fort malaisé de s’imaginer, dit Ferber comme nous nous retournions pour regarder la ville sombrer dans le crépuscule, que lui-même avait encore vu ici, dans les années de l’après-guerre, des cargos de dimensions colossales. Lentement ils traçaient leur route et quand ils s’acheminaient vers le port, ils glissaient entre les maisons, bien plus haut que les toits d’ardoises noires qui les entouraient. Et l’hiver, à chaque fois que soudain, sans qu’on ait soupçonné leur approche, ils surgissaient de la brume et passaient sans bruit pour disparaître aussitôt dans la blancheur de l’atmosphère, c’était pour moi un spectacle tout à fait inconcevable, qui pour je ne sais quelle raison me remuait jusqu’au fond de l’âme.

Henry Selwyn, Paul Bereyter, Ambros Adelwarth, Max Ferber, des personnages sombres et désenchantés dont le narrateur peine à percer le mystère, plongés dans un spleen nébuleux qui les mène irrémédiablement vers la solitude, parfois même au suicide. Des émigrants, donc, comme Sebald lui-même, dont l’exil prend racine dans l’injustice, la guerre, l’oppression des Juifs, des déracinés qui trainent à leur suite des blessures murmurées que l’on devine à peine, que l’on suppose mais qui nous échappent – et échappent sans doute d’abord à eux-mêmes. Farber, s’il ne conserve aucun souvenir de ses parents au moment de les quitter définitivement à l’aéroport de Munich, se remémore avec une « épouvantable précision (…) la piste de béton clair devant le hangar ouvert » et d’autres infimes détails du tarmac.

Sebald peint les ressorts de la mémoire, de la dépression, de la cassure définitive qui scinde l’existence en deux. Il explore ce que les mots ne peuvent former, ne peuvent qu’effleurer, puisque la raison est tout à fait étrangère à la mélancolie. Par ces bribes de souvenirs, qu’il rumine parfois jusqu’à l’os, par ces instants subitement rejaillis, Sebald laisse au lecteur la responsabilité de créer du sens en l’invitant par l’image, sensations mutiques, ineffables. Dans cette quête de vérité, sa prose frôle les causes du mal sans jamais s’y confronter tout à fait. Il laisse le décor et l’anecdote en révéler la substance, la langue se déploie et confine les émigrants dans une pudeur perpétuelle en même temps qu’elle les rétablit dans leur dignité.

W.G. Sebald, Les Émigrants, Actes Sud, janvier 1999, 288 pages. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau