Les Désarçonnés, Pascal Quignard

Les Désarçonnés est le septième tome de Dernier Royaume, œuvre à part entreprise en 2002. Ensemble foisonnant qui se propose de sonder l’âme humaine, relevant tout à la fois de l’essai, du conte, de la poésie, de la note de bas de page, de la méditation philosophique, de l’anecdote ou de l’article anthropologique, Les Désarçonnés est un texte exigeant, difficile, parfois abscons. Un sentiment ambivalent se crée à sa lecture : si des pierres d’achoppement, relevées ci-après, irritent, consternent parfois, il demeure un grand texte que l’on prend plaisir à parcourir.

On peut reprocher à Pascal Quignard d’écrire une somme  anti-médiatrice, résolument tournée vers lui-même. L’auteur semble réclamer avec fermeté que le lecteur le suive mais il paraît signifier à chaque page que lui ne se retournera pas. Ce repli sur soi – Quignard revendique d’ailleurs une anachorèse lettrée en fin de volume – reste néanmoins une facilité intellectuelle. Quignard laisse vaquer ses méditations sans contrainte et se refuse à tout effort de mise en forme, de constitution de sens pour autrui : son texte est fragmentaire, multiplie les ellipses, tait les liens logiques, juxtapose les pensées et manie l’implicite. En somme, les Désarçonnés s’apparente à un brouillon sublime.

Outre la difficile création de sens qu’il suscite, ce tome balaye d’un revers de la main tout un lectorat dépourvu de culture dite « légitime ». Car le propos de Quignard est constamment déduit, suggéré ou illustré par une référence à la culture classique que Pierre Bourdieu nomma « légitime » et dont il étudia le rapport de domination qui en émanait, ainsi que la violence symbolique qu’elle créait. Ainsi retrouve-t-on pêle-mêle Grégoire de Tours, Plutarque, Saint Paul, Foucault, La Boétie, Freud ou encore Nietzsche. Le problème ne se trouve pas tant dans la référence elle-même – toujours judicieuse et éclairante –, mais dans son traitement : Quignard ne l’explique jamais ni ne la situe, partant du principe que le savoir est partagé. Or, la perte de sens est importante si l’on ne connaît pas a minimum l’intertexte proposé. Avec ce parti pris référentiel, le romancier ne s’adresse finalement qu’à ses semblables et crée une forme de ségrégation intellectuelle.

Car le propos, une fois ces obstacles élagués, peut être relativement simple à comprendre. Ainsi, de nombreux passages se limitent à une protestation anarchisante contre l’Etat et ses appareils de domination. Le regard porté par Quignard sur l’homme est sombre et se perd parfois en lieux communs peu profonds : l’homme est cruel, fasciné par la violence, prédateur (« L’horreur excite l’humanité ») ; la société est oppressante, liberticide, néfaste : l’Etat est assassin, bourgeois (« la politique criminalise la contestation ») ; le travail est une aliénation. Ces assertions assez sommaires sont donc maquillées par le double autoritarisme de l’architecture opaque de Quignard et de ses références à la culture classique. Or, rien de tout cela ne serait blâmable si l’auteur ne se perdait dans une incroyable contradiction : comment, en effet, peut-on tenir des propos anti-bourgeois, prétendre dénoncer des violences cachées, révéler des impostures, tout en composant soi-même, par un usage massif de références culturelles élitistes, un cas typique de violence symbolique ? Contradiction d’autant plus étonnante que lui même la dénonce : « (…) la langue invente l’humiliation des petits qui ne parlent pas à l’égard des grands qui les instruisent du discours du groupe, qui les soumettent à la lutte des classes dominantes (...) ».

Mais Quignard assume tout à la fois le repli sur soi et  l’aristocratie intellectuelle. Pour lui, la seule réponse qui vaille à la violence de la vie sociale (« la meute ») est l’anachorèse, la solitude volontaire. Ce retrait du monde se fait dans la lecture et la méditation. « Voilà pour moi le rêve : une compagnie de solitaires ». Les Désarçonnés traite donc avant tout du thème de la solitude.  La figure de Louise Michel emprisonnée, refusant sa libération par délectation pour son retrait du monde, clôt ainsi quasiment le volume.

Pour parvenir à celle-ci, Quignard s’est emparé de plusieurs thèmes : celui du désarçonné, d’abord, a illustré l’idée d’une renaissance issue d’une expérience traumatique. Celle-ci provoque une lucidité nouvelle, une révolution intérieure qui débouche notamment sur la vie lettrée ou sur toute autre forme de retrait. La réflexion anthropologique tient alors une part importante : l’auteur envisage les liens noués entre l’homme primitif et ce qu’il nomme la carnivorie, la violence, la guerre, la cruauté. C’est sans doute dans cette partie qu’il est le moins convaincant, utilisant des citations ou des exemples (ainsi le massacre des Vendéens) dont il tire des généralités radicalement sombres quant à la nature humaine. Face à tant de désastres, le retrait devient une nécessité : « Prendre l’air, partout où c’est possible. Sauve qui peut. » ; « Il n’y a qu’une solution au sadisme des fauves : la dépression, l’anorexie, l’écart, la culture. ».

Toutefois, le chemin que l’on emprunte avec Quignard reste parsemé d’aphorismes séduisants, de pensées parfois brillantes et justes (ainsi les développements sur le « Jadis, passé sans présence, état a-civilisationnel », puissance sauvage et immémoriale muant les hommes). Il y a en outre un vrai plaisir à parcourir l’érudition de Quignard et à en alimenter sa propre réflexion. Quignard, s’il est élitiste et anti-médiateur, est un grand écrivain au style imposant et à l’intelligence acérée. Cette intelligence, il la manifeste par son humilité et sa prudence quand il écrit dans La Leçon de musique : « Que celui qui me lit ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis. »

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012, 352 pages