Jupe, Compagnie Brouha Art

Jupe, sous-titré « pièce documentaire antisexiste » est un spectacle hybride. A partir d’un corpus de textes littéraires, philosophiques et sociologiques, Laureline Collavizza a construit une scénographie autour de trois femmes : l’une dit et joue les textes, une autre danse, la troisième chante. On obtient ainsi un dispositif scénique original dans lequel les mots, la danse et le chant s’entremêlent. Un dialogue s’instaure, tout en souplesse, sans que l’une ou l’autre des protagonistes vienne simplement  illustrer un discours qui serait central.

Dans un premier temps, le spectateur se concentre sur les textes : Beauvoir, Bourdieu, Sand et d’autres moins connus. La jupe, le vêtement féminin, la fonction sociale du vêtement et les contraintes que celui-ci impose au corps vêtu semblent être le fil directeur du montage de textes, ce qui n’empêche pas quelques digressions ou variations. La comédienne, face public, incarne les textes et interpelle le spectateur, mais c’est surtout le chant et la danse qui vont les actualiser en les ancrant dans des postures corporelles et vocales, c’est-à-dire dans des situations sociales chargées de signification morale : c’est « le dos qu’il faut tenir droit, les jambes qu’il ne faut pas écarter, le ventre qu’il faut rentrer, etc. » Laureline Collavizza, la metteure en scène est également chanteuse. Par la voix, elle crée une ambiance sonore et musicale faite de sons chantés, de bruitages, de rythmes produits sur scène et assemblés en direct. La voix humaine a ici une fonction émotionnelle. Par la danse, la troisième protagoniste donne à voir le corps dans ses postures, ses contorsions, ses habitus, que le mouvement soit harmonieux ou non. Le dialogue entre les mots et les corps, entre le rythme des voix et celui des pas est très libre et chaque forme artistique « contamine » les autres. Les trois corps se meuvent de façon très fluide entre deux polarités : la codification sociale du corps et un corps sauvage pré-féminin.

De ces trois femmes se dégage progressivement une émotion dramatique qui participe d’une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler l’histoire sociale du corps féminin. La scénographie démontre par exemple avec une très grande habileté comment la jupe en tant que symbole de la domestication du corps féminin, a changé de signification au cours du temps. Vêtement obligatoire (avant que l’usage du pantalon ne soit concédé avec douleur), assignant le corps à résidence et permettant la distinction, la césure avec le masculin lorsque celle-ci est mal aisée (dans l’enfance par exemple), la jupe est aussi dans les années 60-70 l’instrument de la libération, notamment lorsqu’elle devient mini. Vingt ans plus tard, l’idéologie triomphante de la pub et des médias capitalistes a profité de cette libération ambivalente pour recadenasser le corps féminin dans des postures de domination. La mini-jupe devient alors l’attribut ultra-normatif de la femme sexualisée et de toutes ses déclinaisons contemporaines, toutes sexy, toutes plus ou moins objets.

Au gré des textes, la réflexion se prolonge et s’approfondit. Un étrange conte inuit, extrait de Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola-Estes, parabole onirique, sert d’intermède narratif et nous renvoie à une dimension archaïque de la vie sociale. La déconstruction des normes et des valeurs liées au corps féminin passe donc par des discours multiples, des registres dramatiques différents. La pièce peut ainsi se lire à plusieurs niveaux. Celle-ci n’évite pas des questions subtiles propres au mouvement féministe (la question de l’abolition de la prostitution évoquée en passant, l’utilisation du terme antisexiste au lieu de féministe) ; néanmoins, elle ne s’adresse pas à un public d’initié-es. Elle peut prolonger avec finesse une réflexion sur la construction du sexe social. Le spectateur est amené à reconsidérer ce qu’il prenait pour des choses naturelles, et à s’interroger sur les habitudes naturalisées.

Il s’agit en somme d’un spectacle riche dont l’ambition didactique est assumée. Le dispositif de montage des textes/corps/voix n’est pas seulement ingénieux ; il renvoie intelligemment le spectateur à son propre rapport à la jupe et à l’habit (dit) féminin.

 

Mise en scène, montage de textes et chant Laureline Collavizza

Danse Stefania Rossetti

Lecture Julie Fonroget

Costumes Florence Kukucka

Lumières Anne Muller

Collaboration artistique Estelle Meyer, Johanna Levy, Diego Lipnisky

Montage de textes d’après: Ce que soulève la Jupe, Christine Bard/ La Domination Masculine, Pierre Bourdieu/Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir/La prise de robe, Ovida Delect/Femmes Qui Courent Avec Les Loups, Clarissa Pinkola-Estes/Le harem et l’Occident, Fatema Mernissi

On pourra retrouver des informations sur Brouha Art et les dates à venir du spectacle Jupe sur le site de la compagnie.