Journal, Sandor Marai

De 1943 à sa mort en 1989, le grand écrivain Sandor Marai tient son Journal, dont de larges extraits sont aujourd’hui publiés en français. Ce premier tome, intitulé Les années hongroises 1943-1948, couvre la période de la guerre, de l’occupation allemande à l’occupation soviétique. Passionnant.

Durant ces cinq « années hongroises », que l’on pourrait aussi nommer années tragiques ou décisives, Sandor Marai est au cœur des grands drames du XX° siècle. Dans la capitale et à la campagne, il vit l’occupation nazie, la déportation des Juifs (dont son beau-père), les bombardements alliés, le siège de Budapest, la libération par l’armée rouge et la prise de pouvoir des communistes. Son beau-père est déporté, son appartement détruit par les bombes, sa maison de campagne réquisitionnée pour loger seize soldats de l’armée soviétique (plutôt sympathiques ces jeunes Russes admiratifs de l’écrivain). Ecoeuré par le nouveau régime, par la nationalisation des esprits et la confiscation des libertés, attaqué par la presse communiste, l’écrivain bourgeois (comme il aime à se qualifier) fuit ce pays dans lequel il n’a plus sa place. Il s’exile, la mort dans l’âme, et part vers la Suisse et l’Italie n’emportant que cinq livres dont L’Odyssée (lui qui possédait avant les bombardements une bibliothèque de plus de cinq mille livres.) Quitter la Hongrie est pour lui la seule manière de continuer à faire vivre la langue et la littérature hongroise.

Ce qui surprend dès les premières pages, c’est la forme originale de ce journal sans indications de dates. Constitué de paragraphes séparés par un trait, l’ouvrage est fait de notations plus ou moins brèves, de réflexions (entre Choses vues de Victor Hugo et Maximes de La Rochefoucauld), parfois de micro-récits, presque des nouvelles avec chute. Ce qui étonne aussi c’est l’humour dont fait preuve l’auteur (humour que ses romans ne laissaient pas soupçonner) tant envers la guerre qu’envers lui-même écrivain. Tout cela rend la lecture immédiatement et constamment prenante.  

On découvre la complexité de la situation hongroise entre fascisme et communisme. Ennemi de de tous les totalitarismes, Sandor Marai est sans pitié à l’égard de ses compatriotes : dans ses analyses acerbes, il dénonce l’esprit de caste de ceux qu’il nomme « les gentilshommes hongrois chrétiens », l’opportunisme des anciens Croix fléchées pro-nazis qui s’empressent de mettre sur pied le parti communiste local, l’antisémitisme et l’esprit de revanche qui anime la société hongroise. Il décrit la fin d’un monde, incarné par le vieux café où il se rend après le bain de vapeur : « Thé, viandes froides, journaux. Le refuge tiède de la civilisation. Et la conscience que ce bonheur est plus fragile encore que la tasse de thé en verre que tu portes à tes lèvres. » Il constate et déplore l’absence d’une bourgeoisie consciente et cultivée et l’impossibilité pour la Hongrie d’accéder dans l’immédiat à la démocratie.

On découvre aussi la force, l’intelligence et la sensibilité d’un homme en temps de guerre, un lecteur, un écrivain. Il lit, relit sans cesse : Platon et Goethe sous les bombardements alliés, La Chartreuse de Parme pendant la chute de Buda (on se souvient que Giono a fait toute la guerre de 1914 avec ce roman dans sa veste), les classiques comme les plus contemporains, La Peste dès sa parution en 1947. Il se nourrit de ses lectures, établit des échos entre passé et présent : Les Oiseaux d’Aristophane « terriblement actuel », Le Juif de Malte de Marlowe, figure éternelle de l’antisémitisme, Les Châtiments « effroyablement contemporain »… Et surtout il travaille, il écrit sans relâche, même dans des conditions de vie difficile. Il est même prolifique : durant ces années de guerre, il rédige, outre son journal, pas moins de cinq romans. Il écrit « pour le tiroir » puisque, depuis 1944 et l’instauration de la censure, il a décidé de ne plus publier ni d’écrire pour les journaux. L’écriture est pour lui à la fois une discipline, une drogue, un témoignage, une obligation morale : « Si je ne travaille pas, je meurs. »

Il confie aussi les plaisirs simples et quotidiens – le bonheur de manger de nouveau des petits pains beurrés, les promenades au zoo avec Janos, le petit garçon qu’il a adopté –  les sentiments, les émotions intimes. Bien sûr, la mort est là, omniprésente en ces temps de guerre, mais il la rend sensible quand il parle de son vieux chien ou de sa tante Julie qui, à quatre-vingt-neuf ans, s’accroche à la vie. Et il s’interroge : « Quel est le plus beau souvenir de ces cinq années? Qu’est-ce qui a été le plus beau? C’est la vie qui était belle, la vie tout entière, dans sa totalité, même au milieu de la souffrance. »

Témoignage d’un immense intérêt historique, le Journal de Sandor Marai est aussi un texte à valeur universelle parce que c’est celui d’un grand écrivain. Comme il le note à propos du Journal de guerre de Gide : « les seuls passages dignes d’être retenus sont ceux qui ne rendent pas compte de l’actualité. »

Journal, Les Années hongroises 1943-1948, traduit du hongrois par Catherine Fay, Albin Michel, 2019, 523 pages.