Il faut beaucoup aimer les hommes, Marie Darrieussecq

Marie Darrieussecq│Il Faut beaucoup aimer les hommes │ P.O.L │ 2013

 

Nous avions toutes les raisons du monde d’entrer à reculons dans le dernier roman de Marie Darrieussecq : la pente intellectualiste propre à P.O.L, le titre hommage à Marguerite Duras, patronage pour nous plus irritant que rassurant, la quatrième de couverture, à la limite du ridicule (« Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? »)… Sans parler des vieilles accusations de plagiat qui ont émaillé par deux fois la biographie de cette docteur es Lettres, psychanalyste de surcroît. Néanmoins, la grande simplicité de cette histoire avait quelque chose d’attirant : Solange rencontre Kouhouesso à Hollywood, où elle exerce le métier d’actrice. Ils ont une histoire, puis se séparent. Le livre ne dépasse jamais les bornes de ce récit, vieux comme la littérature.

Dès les premières pages, le roman met en avant la couleur de peau de l’amant. Kouhouesso est noir. Et de cela, Solange ne se remet jamais vraiment. Elle imagine, sous le grand corps d’ébène de l’homme qu’elle aime, l’exotisme de ses origines, une manière différente  de penser le monde ; bref, une radicale étrangeté. Mais cette couleur de peau n’est que le symptôme d’une altérité bien plus grande. En effet, jamais Solange ne semble à même de saisir son amant, d’en comprendre les absences, les agacements, la distance puis les étreintes torrides. Tout le long du livre, la protagoniste attend son homme, espère qu’il va venir au bout de la nuit, patiente en voyageant, via Google Map, au cœur de l’Afrique, où elle pense dénicher son coeur.

Elle est prête à le suivre au bout du monde, au bout surtout de son rêve à lui : filmer une nouvelle adaptation d’Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, mais au Congo. Le dernier tiers du roman, qui se passe pour l’essentiel en Afrique, propose quelques moments de bravoure, dignes du tournage rocambolesque et tragique d’Aguirre ou la colère de Dieu. A l’instar du colonel Kurtz dans le roman de Conrad, Kouhouesso est, jusqu’au bout du récit, celui que l’on cherche, que l’on attend, que l’on finit par rencontrer mais sans le comprendre pour autant.

La réussite du texte de Darrieussecq tient aussi à sa manière de raconter cette histoire, à ses choix énonciatifs. Le roman est écrit à la troisième personne et pourtant le narrateur se tient au plus près de Solange, on y suit souvent le flux de sa pensée, on y devine ses mots. Ce choix est doublement habile. D’abord parce que la proximité avec le personnage principal n’interdit pas une distance, voire une douce ironie. Solange s’illusionne sur son histoire avec Kouhouesso dont elle espère pouvoir faire davantage qu’un simple amant régulier. Ensuite, parce qu’il renforce la profonde étrangeté de cet homme dont nous ne connaîtrons jamais ni les motivations, ni les désirs profonds, tout comme Solange.

Ce que Marie Darrieussecq dit de l’amour-passion est la fois très juste et très amer : l’amoureux transi est en état d’attente permanente. Roland Barthes l’avait parfaitement formulé dans les Fragments d’un Discours amoureux : « Suis-je amoureux? – Oui, puisque j’attends. » L’autre, lui, n’attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n’attend pas; j’essaye de m’occuper ailleurs, d’arriver en retard; mais, à ce jeu, je perds toujours […]. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. Et puis, l’être aimé, désiré, fantasmé est fondamentalement un autre, un irréductible inconnu, d’autant plus attirant qu’il se laisse moins pénétrer. Marie Darrieussecq, elle, avec une grande intelligence, a superbement pénétré et renouvelé ce vieux et beau sujet de la littérature.