Home, Toni Morrison

Depuis une dizaine d’années, les romans de Toni Morrison évoluent vers plus de concision, mais ne se départissent jamais de leur puissance d’évocation. C’est le cas de Home, son dernier roman : moins de cent-cinquante pages sont nécessaires pour décrire l’atmosphère de l’Amérique des années 50 et raconter le destin d’un frère et d’une sœur noirs, jetés dans le bain du racisme et de la ségrégation.

Le roman s’ouvre sur un bref poème, dans lequel le narrateur se prend à rêver d’une maison  différente de celle dont il a la clef : « J’en ai rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse / qui donnait sur des champs traversés de bateaux peints/ sur des champs vastes comme des bras ouverts/pour m’accueillir » ; et il se ferme sur deux phrases laconiques, isolées au sein du dialogue : « Viens, mon frère. On rentre à la maison ». Entre les deux, dans l’espace laissé par cette centaine de pages, Toni Morrison construit le trajet de Franck et de Cee, à la recherche de cette maison, de ce refuge. Comme le titre l’indique, le roman est le récit de cette quête : trouver un chez-soi, un abri, une sécurité, qu’elle soit matérielle ou symbolique.

Dès le début du roman, le narrateur évoque un exil : celui de la famille de Franck et Cee, jetée sur les routes par des individus « à la fois avec et sans cagoule ». Déracinée, condamnée à l’errance, la famille trouve un semblant de refuge dans la petite ville de Lotus où habitent déjà les grands-parents, Lenore et Salem. Tous se partagent d’abord douloureusement la même maison. Puis, au prix d’efforts considérables, les parents parviennent à acheter leur propre bicoque. Cependant, étouffés par cette ville « sans trottoirs ni canalisations intérieures », les enfants fuient, Franck en Corée, Cee à Atlanta, avec « la première créature qu’elle ait vu porter un pantalon avec ceinture au lieu d’une salopette ». Pour les deux, cette fuite a le goût du sang : Franck devient de la chair à canon, Cee est martyrisée dans ce qu’elle a de plus intime par un médecin blanc passionné par les théories eugénistes.

Home devient ainsi le récit d’un sauvetage : à son retour de Corée, Franck traverse le pays pour retrouver sa sœur et atteindre ensemble leur « maison ». Le trajet de retour devient éminemment symbolique. Il s’agit pour eux de retrouver leur intégrité, tant physique que mentale : Franck doit échapper aux fantômes du passé, Cee doit devenir celle « qui n’aura plus jamais besoin d’être secourue ».

Retrouver son « home »» revient donc à reconquérir sa dignité d’«homme ». Heureux hasard de la traduction certes, mais pas uniquement. Le roman ne raconte finalement que cela, ce trajet, ce long chemin pour retrouver l’humanité perdue. La dernière scène du roman est particulièrement significative : Franck et Cee offrent une nouvelle sépulture à un homme jeté dans un trou il y a bien des années. L’entourant d’une veste, ils le glissent à la verticale dans une nouvelle tombe et écrivent sur un écriteau de bois : « Ici se dresse un homme ». Cette scène fait écho à l’énigmatique réponse de l’enfant à qui Franck demandait au début du roman quelle profession il voulait exercer plus tard. : « Homme ».

A travers le destin de ces deux personnages, Toni Morrison offre donc à un peuple humilié une mémoire et une dignité, sous la forme d’une humanité reconquise. Comme elle l’avouait récemment dans une interview : « Je sais que je ne peux pas changer l’avenir, mais je peux changer le passé ». Cette reconquête passe aussi par la voix de Franck qui, au fil des chapitres dont il est le narrateur, s’affirme avec force. Par un mécanisme narratif très ingénieux, Toni Morrison ne lui accorde au début que le statut de personnage dont un narrateur inconnu va raconter l’histoire. Au fur et à mesure du trajet, il conjure ses démons et s’autorise enfin à devenir sa propre voix.

La lecture de Home est parfois ardue, mais si l’on veut bien se laisser aller au rythme si particulier du roman, si l’on veut bien entendre les subtiles variations de tons et de voix, on découvre un double plaisir : plaisir intellectuel, d’abord, dans la reconstruction du trajet des deux personnages au sein de cette Amérique sanglante, mais plaisir sensuel, également. Ceux qui connaissent déjà Toni Morrison savent de quoi il s’agit, cette langue à la fois prosaïque et poétique, dont on savoure chaque mot, parce qu’il est, toujours, le mieux choisi. J’en veux pour preuve ce bref passage : « Vous ne savez pas ce que c’est que la chaleur tant que vous n’avez pas traversé la frontière entre le Texas et la Louisiane. Vous ne pouvez pas trouver de mots pour la capturer. Les arbres renoncent. Les tortues cuisent sous leur carapace. Décrivez-moi ça si vous savez comment ». « Les arbres renoncent », tout est là. Toni Morrison a trouvé les mots. 

Toni Morrison, Home, éd. Christian Bourgeois, 2012, 153 pages