Histoire de la violence, Edouard Louis

Dans son deuxième roman, Edouard Louis poursuit son entreprise autobiographique sous une forme plus aboutie et resserrée. Histoire de la violence, c’est l’histoire d’un viol et la réappropriation de cette histoire à travers des récits croisés. Une quête de soi au-delà de la honte.

Le soir de Noël, alors qu’il rentre chez lui, Edouard est abordé par Reda. Ils passent la nuit ensemble mais, au matin, la rencontre tourne mal : quand Edouard lui demande de lui restituer les objets qu’il lui a volés, Reda tente de l’étrangler, le menace d’un revolver et le viole. Ce pourrait être un récit sordide ou un ressassement narcissique, mais pour cet héritier de Didier Eribon et d’Annie Ernaux[1] le vécu fût-il le plus douloureux devient matériau autobiographique et sociologique.  « Porter plainte », comme il le fait dès le lendemain, ce n’est pas se plaindre, c’est se saisir des mots pour se délivrer du fardeau.

C’est d’abord une histoire d’attirance entre deux êtres que tout sépare et qui pourtant se ressemblent. Au temps suspendu de l’approche sur la place de la République déserte succède l’évidence et la fulgurance du désir : « Il a su qu’il irait chez lui. Maintenant c’était certain. » Reda/Edouard, deux prénoms inversés pour ces doubles contraires, le kabyle et le picard, celui qui vit de débrouilles et celui qui lit Nietzsche et Claude Simon. Mais tous deux ont connu l’exclusion, la honte, l’humiliation, celle de leur père et de leur mère, et Edouard, auteur de petits vols dans son adolescence, aurait pu devenir Reda.

Histoire de la violence sous toutes ses formes – dont le titre fait référence à Histoire de la sexualité de Foucaultce livre est peut-être avant tout une histoire de la honte : « à croire que ce qu’on appelle la honte est en fait la forme de mémoire la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire, une mémoire qui s’inscrit au plus profond de la chair. » Honte d’avoir été humilié, dépossédé de son corps, incompris ; honte d’être issu d’un milieu populaire, de l’avoir fui et, d’une certaine manière, de lui appartenir encore; honte qu’il essaie d’extirper de son corps, mot à mot, pris d’un immense besoin de se raconter, d’une « folie de la parole » qui fait du lecteur un confident et un voyeur.

La réussite du livre tient en grande partie à sa narration. Edouard écoute, caché derrière la porte, le récit de son agression fait par Clara, sa sœur, à son mari. Il intervient par des incises entre parenthèses et en italiques, pour corriger, commenter et raconter à son tour[2]. L’intérêt du dispositif, outre qu’il montre combien le narrateur se sent dépossédé de son histoire, est d’opérer un décentrement et de brosser un portrait sans concession du narrateur vu par sa sœur. Edouard lui-même ne s’épargne pas et ne nous épargne pas. Il décrit avec précision toutes ses réactions – même les plus absurdes – durant l’agression; il détaille la lourdeur et la cruauté du processus médico-judiciaire et les différentes phases de la souffrance post-traumatique : peur, rage, inertie, logorrhée, prostration… A la fois prisonnier et exclu de son histoire, le narrateur frôle la folie : « J’avais le sentiment d’être le figurant d’une histoire qui n’était pas la mienne » . Mais, peu à peu, il reprend la parole, cesse d’écouter sa sœur et se réapproprie son histoire, parce que le livre, après le rapport de police, constitue « un lieu où (sa) parole était possible et dicible. »

En croisant les voix et les points de vue, Edouard Louis évite les écueils de l’angélisme et du manichéisme. Reda garde sa part de mystère. Il y a aussi, comme dans ces bons films où les seconds rôles existent, ces personnages entrevus  – le père de Reda, le mari de Clara, le cousin Sylvain, la mère, bien sûr, dont on entend la voix – autant de figures d’un roman familial que l’on aimerait mieux connaître … Décidément, on n’en a pas fini avec Edouard Louis.

 

Histoire de la violence, Edouard Louis, éditions du Seuil, 2016, 229 pages.

[1] On pense à Retour à Reims de Didier Eribon et à La Place ou La Honte d’Annie Ernaux dans lesquels les auteurs analysent, à travers leur propre trajectoire, le mécanisme de la honte sociale. (Didier Eribon avoue même : « Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. »)

[2] Cette narration à deux voix permet aussi de faire coexister deux langues comme dans En finir avec Eddy Bellegueule. (voir l’article de Marie Fernandez)

 

Illustration: Three Studies for a Self-Portrait, 1980, Francis Bacon