Hippocrate, Thomas Lilti

Hippocrate est un exemple de cinéma populaire efficace: une immersion très réussie dans le monde de l’hôpital qui évite l’écueil de la leçon de choses. Une mise en scène inspirée et surtout un excellent duo d’acteurs. 

Hippocrate, c’est un peu le Polisse de l’hôpital : l’immersion d’un novice est le prétexte à un portrait fidèle d’une profession et d’une institution. Caméra à l’épaule, on suit le trajet de Benjamin, jeune interne fraîchement débarqué, de la lingerie où il retire sa blouse tachée (mais pas de panique, « de taches propres ») à son transfert dans un autre service. Thomas Lilti livre la chronique de ces quelques semaines et trouve presque toujours le ton juste, distillant les émotions avec délicatesse. Le spectateur passe un excellent moment, porté par un rythme parfait et une réalisation très solide, en témoigne le superbe plan-séquence qui suit le trajet des déchets jusqu’à leur évacuation en panache par la cheminée de l’hôpital.

Hippocrate évite les poncifs de la série médicale US, sans quoi le film ne présenterait guère d’intérêt : ici pas d’opération spectaculaire, de sauvetage in extremis à la faveur d’une idée de génie, encore moins d’intrigue amoureuse entre médecin et infirmière. Le corps est savamment mis en lumière et on le suit toujours de près : corps fatigués des internes, corps abîmés des soignés ou corps déjantés de ceux qui noient la difficulté du métier dans les excès. Le spectateur est immergé dans le monde de l’hôpital, mais encore plus dans celui, clos et bleuté, de ceux qui y vivent. Dans cet univers-là, une main d’interne caressant la main fatiguée d’une vieille dame mourante devient bien plus héroïque qu’un acte clinique. Le film est farouchement réaliste, voire naturaliste, tant cette notion de corporalité est importante : la saleté, le sang, les fluides, la merde… et la bite, étonnante obsession d’un petit monde qui la chante et la dessine (« La chambre d’Abdel ? Tu peux pas la rater, c’est celle avec la bite verte sur la porte »). Thomas Lilti, le réalisateur, est médecin à mi-temps, et son expertise transparaît dans ces détails qui font toute la saveur du film.

Benjamin est un bleu, il commet des bourdes – parfois même dramatiques – , mais le film raconte moins l’apprentissage des techniques médicales que l’adaptation à un nouveau système de valeurs. Au fil des semaines, il se confronte violemment à la notion de responsabilité individuelle – notion qui constitue bien l’identité profonde de la profession – si bien que l’hôpital, finalement, paraît davantage être un décor que le thème essentiel du film. L’enchaînement des événements enterre sa naïveté enfantine : doit-on camoufler ses fautes pour se protéger, et par là même préserver une institution déjà bien amochée ? Le mensonge, bien que soutenu par la collectivité, est-il tenable pour l’individu ? Doit-on payer pour des dysfonctionnements qui nous dépassent ? Jusqu’où va la responsabilité du médecin quand ce sont le matériel et les moyens humains qui font défaut ? Le film se garde bien de prendre position, et Benjamin se débat entre des forces contraires qui le bousculent et le broient peu à peu.

Le conflit est d’autant plus violent qu’il se mêle à une problématique oedipienne : pour devenir un vrai médecin, Benjamin doit tuer le père, qui s’avère être aussi le chef du service qu’il a choisi. Quand on l’interroge à ce sujet, Benjamin répond : « Cela m’a semblé naturel ». Mais on le sait bien, rien n’est moins naturel que de devenir soi-même dans l’ombre du père. Quand ce ne sont pas les autres qui évoquent des passe-droits, c’est Benjamin lui-même qui craint les privilèges, les protections, les couvertures et qui perd peu à peu confiance… jusqu’à la crise finale.

Il y a quelque chose de très juste dans ce portrait de débutant – et l’on pourrait transposer de nombreux éléments à d’autres sphères professionnelles : perte de repères, alternance entre sentiment de toute-puissance et d’imposture, quête d’un père ou d’une mère symboliques, épuisement physique et psychologique (ici jusqu’au burn-out, moment de déshumanisation totale qui s’incarne dans une scène d’ivresse d’anthologie), autant d’étapes qui jalonnent bien souvent le parcours des jeunes actifs. Ce n’est pas si souvent que le cinéma s’intéresse à ce thème peu racoleur, et l’initiative est appréciable.

Le film s’appuie enfin sur un duo d’acteur étonnant : Vincent Lacoste incarne Benjamin et excelle dans une partition tout en délicatesse, la dimension comique du personnage – sorte de Droopy flegmatique et déhanché – s’effaçant au profit de plus de profondeur. Un clown triste, s’il en est, toujours juste, parfois très émouvant. Et puis il y a l’autre, Reda Kateb, immense et terrifiant dans l’excellente série Engrenage, effarant en djihadiste torturé dans Zero Dark Thirty, qui déploie cette fois son talent dans la peau du médecin sage, introverti et bienveillant, dont le professionnalisme et surtout la rigueur morale ne sont pas sans poser problème dans un service exposé aux dysfonctionnements et donc aux tragédies. Médecin titulaire en Algérie, Abdel fait fonction d’interne pour prouver sa valeur et glaner le droit d’exercer en France. L’acteur parvient à faire naître un je-ne-sais-quoi de friable à chacun des mots, des gestes du personnage : cette fragilité à peine esquissée exprime tout le paradoxe de sa situation.

Petit bémol à tant d’éloges : l’aspect politique du scénario est un peu lourd, et l’on aurait aimé que le réalisateur nous épargne la scène de soulèvement collectif, digne d’un mauvais épisode de Grey’s Anatomy. A bout de nerfs, l’équipe décide soudain de défendre Abdel, accusé de faute grave et à travers lui, sa propre éthique de l’hôpital. Malmené, bousculé, le directeur – débarqué de chez Amazon…- délivre un discours financier rigoriste qui n’échappe pas aux stéréotypes. La scène est convenue, larmoyante et fait tache dans un film aussi délicat. Mais bon, pouvait-on vraiment s’en passer ?

Merci à Jessica Martin pour sa précieuse collaboration.

Date de sortie : 3 Septembre 2014

Réalisé par : Thomas Lilti

Avec : Vincent Lacoste, Reda Kateb

Durée : 1h42

Pays de production : France