Le grand marin, Catherine Poulain

Catherine Poulain a longtemps erré de par le monde, roulé sa bosse au gré des jobs de hasard : travailleuse agricole au Canada, barmaid à Hong Kong, pêcheuse en Alaska… De ses expéditions en mer, comme Melville, elle a tiré le suc et publie aujourd’hui, à 51 ans, un premier roman d’envergure. Récit aux multiples perspectives, Le grand marin saisit son lecteur et l’emporte comme la vague, au grand large.

Le grand marin navigue entre autobiographie et fiction. Catherine Poulain puise dans son parcours intime, ses aventures sur un bateau puis un autre, ses amours avec un « grand marin ». Elle a longtemps pris des notes sur ses sorties en mer, rempli des carnets sans bien savoir pourquoi. Plus tard, elle comprend qu’elle veut raconter l’Alaska, ce petit milieu des pêcheurs, qu’elle doit parler pour eux, leur donner voix comme on dit. Le récit ramasse donc le réel : les saisons de pêche, la vie à bord – coups de bourre à la remontée des palangres et tranches de sommeil volées en cabine -, les beuveries à quai en attendant la paie… Dans la petite ville portuaire de Kodiak, beaucoup se reconnaîtront si toujours en vie. Mais bien sûr, la romancière transpose. C’est Lili, pas Catherine, le « je » qui quitte Manosque à toute berzingue et se cherche dans les vents du Nord ; et ce pas de côté en permet certainement bien d’autres.

Cet art des oscillations et des balancements fait bien notre affaire, et notre plaisir tient sans doute aux nombreuses lectures et interprétations qui s’ouvrent sans cesse à nous. Récit réaliste à caractère sociologique, Le grand marin l’est assurément : portrait d’une communauté marginale, voguant de la saison du flétan à celle du crabe, et des bars au refuge social. Glossaire en prime à la fin. Mais lorsque le roman prend la mer, les errants au teint rougeaud sont transfigurés : « Jude se tient devant les flots bouillonnants, campé sur ses cuisses drues, reins bandés, le corps tout entier tendu vers l’urgence, la mâchoire dure, serrée, regard fixé sur la ligne qui se déroule, bête folle, monstre marin hérissé de milliers d’hameçons ». Le « Rebel » quitte la côte et le récit le réel ; nous voilà en plein mythe : puissants dieux aux corps infatigables, les pêcheurs soulèvent, hissent, tranchent, en équilibre dans la tourmente et maculés du sang des poissons. Une humanité de misère sauvée en pleine mer. A leur côté, Lili vient s’agrandir. Le petit bout de femme veut en être des géants, même si elle y connaît rien. Alors faut pas plier face à la tâche et aux paroles rudes ; ravaler les larmes et oublier la douleur. Humblement et obstinément, Lili fait sa place dans un monde d’hommes.

Au passage, on se laisse aussi tenter par une lecture plus psychanalytique. Sacré os à ronger, le cas Lili. Quand elle quitte Manosque, il y a urgence. Urgence à se sentir vivre pour ne pas mourir. Direction « the last frontier », le bout du bout du monde, et le bout du bout de soi-même. Expérience limite pour retour du sens. « Je veux m’épuiser encore et encore, que rien ne m’arrête plus, comme…comme une corde tendue, oui, et qui n’a pas le droit de se détendre, tendue au risque de se rompre ». Fatigue, souffrance, et au bout de la route, le corps à corps avec l’animal : « J’essaye d’attraper à pleins bras le flétan aussi grand que moi parfois – la main plongée dans l’ouïe, l’autre agrippant le corps lisse -, de le hisser sur la table de découpe. Il m’échappe, sursauts convulsifs. Je tombe avec lui en sanglotant. C’est un combat épuisant, ce poisson que j’étreins et traîne dans l’odeur âcre de sel et du sang ». C’est ça qu’il lui faut, Lili, pour continuer. Ça et l’amour.

On s’attache sacrément à ce « moineau » en plein vent. Et aux autres. Bref, elle nous embarque, l’aventurière Poulain. On se laisse dériver au gré de sa phrase courte, cadencée, nerveuse. Le sens global de la narration est bien là aussi. Entre les chapitres « en mer » et « à terre », les changements d’univers et de rythme donnent du mou. Quand on revient à quai, on ne veut plus que repartir, comme Lili.

Le Grand marin, par Catherine Poulain,
L’Olivier, 376 p., 19 euros.