Ethan Frome, Edith Wharton

Julie Wolkenstein n’a pas choisi de traduire Ethan Frome. Le roman d’Edith Wharton lui tombe dessus un soir d’hiver, alors qu’elle est immobilisée par une jambe cassée : comme elle, le héros éponyme est estropié du côté droit. Curieux hasard qui n’explique pas entièrement la fascination que le personnage exerce sur elle : « En commençant, j’avais oublié qu’Ethan était handicapé du côté droit, comme moi, c’était trop beau. Je me suis laissé happer par le texte que j’ai traduit d’une traite, portée par son intensité dramatique ».

Edith Wharton nous a habitués aux salons new-yorkais, et les pérégrinations de la jeune Lili Chez les Heureux du monde n’ont apparemment pas grand-chose à voir avec le chemin de croix du jeune Ethan sur les cimes glacées de la Nouvelle-Angleterre. Pourtant, ce court roman atypique témoigne des mêmes tourments, des mêmes obsessions : comment échapper à la rigidité de la morale et vivre enfin ? Est-ce même possible ? A cet égard, Ethan Frome est d’une noirceur absolue : pas une once d’ironie pour colorer l’ensemble, le tableau est sans nuance, même de gris. Souvent, on pense aux heures les plus sombres de Maupassant, à toutes ses nouvelles d’un réalisme si âpre qu’elles en deviennent presque insupportables (« Première neige », par exemple).

 A la fin du XIXème siècle, Ethan Frome est un jeune homme pauvre qui aime les livres et rêve de voyages. Mais ses aspirations pèsent bien peu face aux laborieuses contraintes qui sont les siennes : la vieille ferme et la scierie, douloureux héritages qui coûtent tant d’efforts et ne rapportent rien ; la femme, vieille cousine épousée au gré des circonstances, hypocondriaque sévère qui transporte sa morbidité dans chacun de ses menus déplacements. C’est une vie sans vie, une existence rugueuse, comme le décor qui l’enveloppe. Mais Ethan tombe amoureux et tout bascule en trois jours. La pulsion de vie vient irriguer ce coeur sec et dégeler ce corps immobile.

Mais les premières pages du roman ont annoncé un « drame » et le lecteur sait que la fatalité pèse sur les humbles. La question n’est pas de savoir si Ethan et Mattie vont pouvoir vivre leur amour au grand jour, mais plutôt d’anticiper la nature de l’événement qui viendra y mettre fin. Le lecteur avale les pages en un souffle, mis en tension par une narration qui ménage savamment les effets d’attente. Rien que du très classique, pensez-vous. Et pourtant, tout est faussement clair, faussement ingénu. Le dénouement est un choc brutal dont les réminiscences vont peser lourd sur le ventre. Qu’est-ce qui peut bien être pire que la mort des jeunes héros ? Edith Wharton écrit l‘épilogue le plus sombre et le plus désespéré de notre mémoire de lecteur.

De la littérature pour neurasthéniques ? Un roman pour sombrer définitivement ? Vous auriez tort de l’envisager ainsi et de tourner le dos à cette lecture. Ethan Frome est réconfortant, parce qu’il fait partie de ces grands romans qui transcendent l‘idée même de bonheur ou de malheur. Le style est sublime, d’une limpidité et d’une justesse trop rares. Face à tant de beauté, le lecteur ne peut que se réjouir d’exister.

 

Edith Wharton, Ethan Frome (1911), Nouvelle traduction de Julie Wolkenstein, éd. P.O.L., 2014, 224 pages.