Entre eux, Richard Ford

Réunissant deux textes écrits à plus de trente ans de distance, Richard Ford érige un tombeau à la mémoire de ses parents. Avec pudeur et sincérité, il reconstitue l’histoire de ces deux personnes qui lui ont appris, simplement, à accepter la réalité telle qu’elle est.

Eternel sujet que celui des parents, mais sujet difficile, relevant autant de l’autobiographie que de la fiction, surtout quand il s’agit de raconter, de reconstituer le temps d’avant sa naissance ou celui de sa petite enfance. Ce récit, forcément hypothétique et lacunaire, ne repose que sur quelques indices: bribes de souvenirs, rares photos. Il est parsemé de «peut-être, je crois que, j’ignore...», jalonné de questions sans réponses dont la principale est celle de la raison de sa venue au monde: pourquoi, au bout de quinze ans de vie commune, ce couple fusionnel a-t-il éprouvé le besoin d’avoir un enfant?

Fils unique et tardif d’un couple formé à la fin des années vingt, le petit Richard voit le jour en 1944. Pendant plus de dix ans, Parker et Edna, ses parents, ont mené d’hôtel en hôtel une vie itinérante, heureuse et insouciante, sillonnant en voiture les sept Etats du Sud que couvrait son père, représentant en amidon. A la naissance de leur enfant, leur vie s’adapte, simplement: ils prennent un appartement à Jackson, Mississippi. Edna devient femme au foyer; Parker rejoint sa famille le vendredi soir, attendu et fêté par sa femme et son fils: «Il était bel et bien une présence, sinon un père présent.» La vie s’assombrit avec la première crise cardiaque de son père puis reprend son cours pendant douze ans, jusqu’à son décès en 1960. Le texte consacré à sa mère évoque alors les années de veuvage, la relation de Richard adulte avec Edna jusqu’à sa maladie et son décès en 1981.

L’accent mis sur la vie antérieure de ses parents fait apparaître le caractère aléatoire, non-nécessaire de l’existence de l’enfant, simple «bifurcation» dans l’itinéraire de ces deux êtres qui se suffisaient à eux-mêmes: «Ils voulaient de moi mais n’avaient pas besoin de moi.» Loin de s’en attrister, l’auteur en retire un sentiment de liberté. Le même sentiment émerge curieusement de la mort prématurée de son père, alors que Richard a seize ans: «Son départ brutal, perte terrible et injuste, m’offrait une vie à vivre à ma guise, la liberté de décider par moi-même.» Parce que Parker et Edna existent avant tout comme personnes, Richard est «entre eux», certes comme un enfant aimé, choyé – tel qu’il apparaît sur les photos illustrant le livre, petit garçon entre papa et maman – mais aussi presque comme un intrus, exclu de cette intimité qui n’appartient qu’à eux deux.

Constitué de deux textes distincts, l’un récent consacré à son père, l’autre plus ancien écrit après la mort de sa mère, le livre comporte évidemment quelques redites, mais il offre surtout une double perspective. Ce ne sont pas seulement deux parents qui sont évoqués, ce sont deux individus à part entière et deux relations différentes avec l’enfant. L’une, plus distanciée, avec le père, qu’il voyait peu et dont l’image est brouillée par le temps «soixante-dix ans plus tard je ne me rappelle plus le son de sa voix, moi qui voudrais tant»; l’autre, plus proche, avec la mère. Posés côte à côte, tels deux gisants allongés pour l’éternité, ces deux textes intitulés «Au loin je me souviens de mon père» et «A la mémoire de ma mère» constituent une sorte de tombeau de mots. Il s’agit pour le fils écrivain de réparer «un tort irréparable», de rapprocher ceux qui n’auraient jamais dû être séparés: à la mort de son père, la famille paternelle, profitant de l’émotion de son épouse et de la jeunesse de son fils, a fait transporter le corps dans le caveau de famille où il n’y avait pas de place pour Edna, l’épouse jamais acceptée.

La démarche de biographe de Richard Ford s’apparente à son travail de romancier, dans l’empathie et le respect de ses personnages. Il ne cherche pas à tout dire, parce que comprendre entièrement l’autre est impossible, parce que la pudeur et l’honnêteté intellectuelle imposent le respect des faits, la sobriété et l’ellipse. L’observation de la vie de ses parents a orienté ses choix d’écrivain mais aussi ses convictions d’homme: «Nous vivons et mourons le plus souvent obscurs (…) Cette découverte constitue un ressort essentiel des trois quarts de mes écrits. La vie est courte, pleine d’à-peu-près (…) il faut y faire des impasses et combler des vides si l’on veut s’en satisfaire. Tout s’enfuit ou presque, sauf l’amour.»

Entre eux, Richard Ford, traduit par Josée Kamoun, Editions de l’Olivier, 2017, 189 pages.