La Douce Indifférence du monde, Peter Stamm

Avec La Douce Indifférence du monde le romancier suisse Peter Stamm compose un récit  subtil, plein de charme et de mystère, une réflexion sur le temps, le réel et l’imaginaire. Envoûtant.

Toute l’histoire de ce roman inracontable est celle d’un dédoublement. A l’issue d’une représentation de Mademoiselle Julie, Christoph, le narrateur, romancier d’une cinquantaine d’années, donne rendez-vous à Lena, jeune actrice qui lui rappelle Magadalena, la femme aimée une quinzaine d’années auparavant. Dans un cimetière de Stockholm puis dans un café, il lui raconte son histoire, son amour passé pour Magadalena et ses rencontres obsédantes avec un jeune homme qui ressemble étrangement à celui qu’il a été. Au fil du récit et de leur déambulation, des similitudes troublantes apparaissent entre les vies des deux protagonistes, à la fois semblables et différentes. 

Il y a tout d’abord le titre -inspiré de Camus (1)- qui attire, puis l’atmosphère étrange qui séduit et l’écriture qui entraîne. Même si l’on se sent quelque peu désarçonné(e) dans ce roman qui tient de Vertigo et de Mulholand Drive, même si l’on se perd parfois, dans l’alternance des récits, entre les couples, les époques et les lieux, on se laisse emporter jusqu’au dernier chapitre. Au cours du livre, le narrateur, l’héroïne, et le lecteur, s’interrogent sur la réalité et la fiction. Qu’est-ce qui est vrai ou inventé, souvenir ou imagination? Christoph a-t-il vraiment vécu l’histoire qu’il raconte à Lena? Au fond, chacun a le désir de faire de sa propre vie une histoire, qu’il soit écrivain, acteur, lecteur ou simple noctambule un peu ivre et bavard. Mais « il n’y a que dans les livres que les histoires ont une fin. (…) Dans la réalité, il n’y a pas de fin, sauf la mort. Et elle est rarement heureuse. » L’homme mûr est confronté à celui qu’il a été trente ans auparavant, au couple qu’il a formé avec la femme aimée et perdue qu’il croit voir revivre sous ses yeux. Narcissisme, illusion ou processus de création littéraire? Est-ce qu’au fond toutes les histoires ne se ressemblent pas, à quelques détails, à quelques écarts près? « C’est comme une pièce de théâtre montée par des metteurs en scène différents. Les décors ne sont pas les mêmes, le texte peut être modifié ou raccourci, mais l’action suit son cours inexorable. » 

En trente-sept courts chapitres qui s’appellent et s’enchaînent naturellement, Peter Stamm tisse avec dextérité une trame complexe. Peu peu, les histoires s’emboîtent, les temps s’entremêlent, les personnages et les pronoms se confondent dans un dialogue étrange : « Vous vous rappelez, dit-elle d’une voix très douce, quand nous sommes allés en France, il y a trois ans? Il y a dix-neuf ans, oui, je me souviens, dis-je.» Même si elle s’en défend, Lena se laisse emporter par la parole du narrateur; elle devient Magdalena, elle se glisse dans la peau du personnage comme une actrice, comme une lectrice. Parce que la littérature est ce lieu où les fantômes du passé vous rendent visite et reprennent vie.

Entre réalisme et fantastique, entre histoire d’amour et questionnement mélancolique, La Douce Indifférence du monde offre un parcours labyrinthique qui déconcerte et séduit tout à la fois. « Une histoire dingue » comme le dit Lena? Mais finalement, une histoire banale, celle d’une vie et du temps qui passe. Un roman, tout simplement.

La Douce Indifférence du monde, Peter Stamm, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Christian Bourgois, 2018, 141 pages.

1 « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde.» L’Etranger, dernier chapitre.