Dheepan, Jacques Audiard

Parmi ces hommes parés de Tours Eiffel en plastique et de colliers lumineux qui parcourent le Paris touristique pour écouler leur camelote, on pourrait trouver Dheepan. Ancien soldat des Tigres Tamouls, Dheepan a fui la guerre au Sri Lanka. Pour émigrer plus facilement vers l’Europe, il s’est associé à une jeune femme et à une orpheline rencontrées dans un camp de réfugiés. Les trois inconnus ont fait route vers Paris et ont échoué dans sa banlieue, au Pré, terre de violence certes, mais symbole de quiétude et d’espoir pour ceux qui ont fui la guerre.

Au Pré, les dealers tiennent conférences dans les cages d’escaliers, les veilleurs parcourent incessamment les toits, on célèbre les libérations de prison par des tirs de gros calibre. Au Pré, il n’y a rien : les habitants –prolos, retraités, handicapés – mènent leur vie parmi les voyous et participent malgré eux au statu quo ; les bâtiments sont vétustes et d’une incroyable saleté. Dheepan sera désormais le gardien des blocs A à D de cet hallucinant décor. Il ne parle pas un mot de français et dort par terre dans la loge minable qu’il habite avec cette femme et cette fille qu’il ne connaît pas. Démarre alors un huis clos – on ne sortira plus de la cité – dans lequel l’étrange famille apprendra à tisser des liens et à s’intégrer à ce nouvel environnement.

Tout au long de cette quête, le cinéaste s’attache à ces moments délicats où les étrangers se heurtent à une culture indéchiffrable, de la qualité de l’eau courante à cette étrange façon de ranger le courrier. Instants douloureux et pitoyables au cours desquels toute l’empathie du spectateur est finement sollicitée. Dans son obsession de conquérir une vie heureuse, Dheepan joue scrupuleusement son rôle et tâche d’oublier les traumas de sa vie de soldat. Mais, dans les rares instants où ressurgit le passé – moments de transe, d’ébriété, de désespoir – Dheepan ne se possède plus. La violence qui habite ses souvenirs, point de passage entre la guerre et son quotidien au Pré, constitue le véritable enjeu de l’œuvre d’Audiard.

Tel l’Horace de Corneille ou le Rambo de Ted Kotcheff, le soldat accoutumé au sang peine à trouver sa place en temps de paix. Dans sa nouvelle vie, il semble incapable de percevoir autre chose que la violence. Quand le drame arrive, quand le frêle équilibre familial est menacé et que la mort le rattrape, Dheepan flambe et se fait soldat malgré lui dans une transe aussi sublime qu’insupportable, mélange de bruit, de fumée et de sang. Le retournement final n’en est donc pas un, le film entier contenant les germes de ce final ahurissant.

Audiard s’est lourdement fait reprocher une vision étriquée de la banlieue, une vision fantasmée, bourgeoise, univoque, selon laquelle tout ne serait que violence dans ces no go zones récemment caricaturées par la Fox. Mais c’est faire fausse route. C‘est ignorer que le film se structure presque exclusivement selon le point de vue de l’homme soldat. La banlieue de Dheepan est la prison de Malik (Le Prophète), la musique de Tom (De Battre mon cœur s’est arrêté), la paternité d’Ali (De rouille et d’os) : elle est l’univers mental d’un personnage structuré par la violence, qui vit par elle, voit par elle, souffre par elle. Toujours du même tonneau, ces hommes-là sont des pauvres types, complexes et nerveux, des victimes avant tout dont les sentiments enfouis rejaillissent tôt ou tard et les meurtrissent, parce qu’il ne leur est plus possible d’être les hommes qu’ils imaginent devoir être. Des fausses brutes, de vrais paumés, un peu nazes, un peu pathétiques. Tout au long de son œuvre, Audiard file l’étude passionnante d’une virilité traditionnelle en crise, sujet malheureusement délaissé à de trop grands idiots médiatiques et qui mérite sans doute plus de considération.

Dans son projet, Audiard veut transformer une terre maudite en terre d’asile, faire d’un purgatoire occidental le symbole d’une paix retrouvée. Pure vision fantasmagorique, cette banlieue-là n’est pas un sujet, tout juste un décor qui sert de passionnantes thématiques. Point d’hommage aux infortunés ou de réhabilitation donc, encore moins de manifeste politique chez Audiard, qui a seulement le mauvais goût de faire du cinéma. Devant la virulence de certains reproches, on s’interroge : est-il encore possible aujourd’hui de filmer la banlieue sans éructer une litanie socio-politique bien comme il faut ? Comment peut-on reprocher au film de passer à côté de son sujet parce qu’il ne développe pas une réflexion aboutie sur le mal qui la ronge ? Nul besoin, pour ce faire, d’aller au cinéma.

 

Date de sortie : 26 août 2015

Réalisé par : Jacques Audiard

Avec : Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby

Durée : 1h54

Pays de production : France