Ceux de 14, Maurice Genevoix

En plus de huit cents pages et quatre parties, Ceux de 14 de Maurice Genevoix fait revivre les poilus dans leur quotidien. Témoignage, monument, mais surtout œuvre d’un humaniste et d’un grand écrivain.

D’août 1914 à avril 1915, le sous- lieutenant Genevoix, jeune normalien, est sur le front. Il prend des notes dans ses carnets, poussé par Paul Dupuy, secrétaire général de Normale Sup, à qui il envoie régulièrement ses feuillets. Presque écrit sur le vif, son texte étonne par sa vivacité, son style alerte, factuel, surtout dans le premier livre « Sous Verdun » paru dès 1916. Le rythme se ralentit quand la guerre de position succède à la guerre de mouvement. L’élan et même l’allégresse, vite démentie, des premiers combats lorsqu’il ressent avant l’assaut « une excitation fumeuse, et trouble, presque sensuelle » fait place à l’ennui. La routine s’installe : trois jours en première ligne, trois en deuxième ligne, puis trois jours de cantonnement, ces jours tant attendus « nos trois jours » ceux pendant lesquels « chacun se retrouve lui-même ». L’attente dans les tranchées se fait interminable : « Nous nous affaissions sous le poids de l’ennui, de longues somnolences nous abrutissaient, et le fracas des obus qui tombaient derrière nous ne nous faisait même plus lever la tête. N’eût été cette pesanteur d’ennui qui jamais ne s’allégeait, nous eussions perdu la conscience de notre propre existence. »

Tous les livres qui composent Ceux de 14 pourraient s’intituler, comme le troisième, « La Boue » . Elle est partout, gluante, enveloppante ; elle colle aux chaussures, on s’y enfonce, on s’y enlise :  « Nous sommes des survivants humiliés. Toute cette grandeur s’est en allée de nous. Une guerre sordide nous ravale à son image : comme si en nous aussi, sous une bruine de tristesse et d’ennui s’élargissaient des flaques de boue. » Sur les champs de bataille, malgré la discipline militaire, c’est souvent le désordre, presque le chaos qui règne : ordres et contre-ordres, décisions absurdes, confusion… Et à l’arrière, débrouillardise et petites combines pour trouver gîte et nourriture et améliorer l’ordinaire : un lit, des draps parfois, quel luxe! une omelette, des poires grappillées sur la route, quel festin! Certains se livrent au pillage, sévèrement puni quand les supérieurs ne ferment pas les yeux, certains se terrent dans des fossés, planqués au plus fort des combats. Ces récits seront censurés lors de la première édition.

Le quatrième livre, le plus long et le plus connu, « Les Eparges », nous plonge dans l’enfer des combats. De janvier à avril 1915, attaques et contre-attaques se succèdent pour reprendre la crête aux Allemands. Le froid, la boue, la pluie, les obus, les affrontements qui durent trois ou quatre jours, les soldats qui enjambent les cadavres et les débris humains. L’écrivain se fait le rapporteur sans fard ni pathos de cette boucherie qui n’a rien d’héroïque : « Cette guerre est ignoble: j’ai été, pendant quatre jours, souillé de terre, de sang, de cervelle. » Le plus terrible est que, pour ceux qui ne sombrent pas, s’installe l’accoutumance au pire (titre du dernier chapitre du premier livre) ou encore l’indifférence.

Mais, au sein de l’horreur, l’auteur peut encore s’émerveiller du chant d’un oiseau, de la beauté dun ciel, ou d’une ligne d’arbres. La phrase s’allonge, devient presque lyrique quand il évoque la nature, les animaux et les hommes. L’arbre abattu par un obus « immense cadavre allongé dans les herbes », les feuilles d’automne « ces larges larmes que pleuvent les bois au déclin de l’année », le vieux cheval maigre et épuisé dont il croise le regard triste deviennent les symboles de ceux qui sont tombés. Les hommes, « ses » hommes, tous ceux, officiers ou simples soldats, capitaines, ordonnances, cuistots ou agents de liaison, pour lesquels il éprouve une profonde empathie, parfois même du respect ou de l’admiration : « hommes de toutes classes, de toutes provinces, chacun lui-même parmi les autres, mais tous guerriers sous leurs vieilles défroques. » En quelques traits, il croque leur portrait, on croit les voir; on les entend parler, gouailleurs, avec leur argot, leur accent ch’ti, gascon ou parisien. Il cite leurs noms, leur rend hommage et particulièrement à son camarade, son frère d’armes, le lieutenant Robert Porchon, tué par un obus en février 1915, à qui est dédié le premier livre.

Blessé en 1915, Maurice Genevoix n’aura été sur le front que neuf mois. Neuf mois qui l’ont changé, qui l’ont marqué à tout jamais, qui ont fait de lui le porte-voix de ceux qui sont tombés.

Ceux de 14, Maurice Genevoix, Flammarion, édition définitive, 1949, 960 pages.