Le Cul de Judas, Antonio Lobo Antunes

En 1971, Antonio Lobo Antunes, jeune étudiant en médecine, est envoyé en Angola pour effectuer son service militaire dans le bourbier de la guerre contre les mouvements d’indépendance. Dans cette lointaine Afrique et ces combats absurdes, l’homme qu’il va devenir se forme en même temps qu’une part de son humanité est à jamais piétinée. A son retour, et dans l’expérience continuée d’un impossible retour, Lobo Antunes publie Le cul de Judas, pivot d’une trilogie sur ces deux années de guerre dont le souvenir irrigue par la suite l’ensemble de son oeuvre. Autre Voyage au bout de la nuit, ce récit poignant fait émerger, incontestablement, une voix et une vision du monde.

Le cul de Judas est un second roman, certaines fleurs du style d’Antunes sont en bourgeon, d’autres déjà bien ouvertes. Si la polyphonie n’est pas encore au coeur du processus d’écriture, le travail sur la mémoire et ses infinies superpositions est bien en jeu – « Nous ne sommes jamais où nous sommes, vous ne trouvez pas? […] Moi je suis toujours en Angola, comme il y a huit ans ». Deux récits structurent une suite de 26 courts chapitres correspondant chacun à une lettre de l’alphabet. La rencontre avec une femme inconnue dans le café du jardin zoologique de Lisbonne, la nuit passée avec elle, la séparation au petit matin au seuil de l’appartement constituent le cadre présent de la narration. Mais cette femme jamais nommée est le destinataire, le prétexte, le corps déclenchant d’un autre récit, celui des années passées en Angola. « Comme un déjeuner mal digéré nous monte à la gorge en reflux amers », l’expérience de la guerre se déverse face à l’autre, ambition première de la rencontre ou prisme incontournable d’accès à un être de solitude et de désillusion précisément devenu inapte à la rencontre.

Le narrateur raconte, méthodiquement, à peine interrompu par les gestes de la nuit partagée. La formation des recrues, le départ pour l’Angola, le bateau gros des cercueils des morts à venir, la baie de Luanda, les garnisons successives, Gago Coutinho, Ninda, Chiume, « culs de judas » où il s’initie à l’horreur, la permission auprès de la petite fille née en son absence, la replongée dans l’enfer, le retour enfin avec « la pisse irréprochablement propre » et l’âme dévastée. L’une après l’autre, les atrocités d’une guerre menée pour défendre « l’argent de trois ou quatre familles qui soutiennent le régime ». Parfois, fulgurances tirées de ce magma de violence et de désespoir, les souvenirs du décor de la guerre, d’une beauté irréelle. Le « je » est tenaillé par le besoin de raconter, à l’instar de l’auteur qui de livre en livre fait retour sur l’Angola, pris dans cette nécessité paradoxale de produire du récit pour que la guerre vécue ne soit pas fiction. « J’en arrive à penser que le million et demi d’hommes qui sont passés par l’Afrique n’ont jamais existé et que je suis en train de vous raconter une espèce de roman de mauvais goût, impossible à croire ».

Comme toutes les guerres, celle de l’indépendance de l’Angola renvoie les hommes qui y ont participé à la même question fondamentale : comment vivre après? Comment vivre avec les images sanglantes des corps mutilés, écrasés, suicidés que le médecin a tenus entre les mains. Avec ce que la guerre fait des hommes, « bêtes cruelles et stupides qui ont appris à tuer », pressées de redoubler sur le corps des femmes la violence reçue. Et surtout avec la honte d’avoir enduré le pire la bouche cousue, avec cette insoluble dette à l’égard des morts en Angola – « ils se lèveront de leurs cercueils de plomb, exigeant de moi, dans leurs lamentations résignées de morts, ce que je ne leur ai pas donné, par peur : le cri de révolte qu’ils attendaient de moi et l’insoumission contre les seigneurs de la guerre ». Animal meurtri parmi ses frères humains, le revenant trouve naturellement mieux sa place au jardin zoologique. Pourtant, leurre ou indéfectible espoir, la quête d’humanité se poursuit à travers les corps des femmes, les gestes de fraternité et d’amour qui seuls parfois font oublier la solitude et le désespoir. De brefs souvenirs ou rêves de tendresse ponctuent le récit, rompant de façon très belle avec les violences passées et la mélancolie galopante.

De A à Z. Là-bas, puis de retour à Lisbonne, Lobo Antunes a dû réapprendre sa langue, son moi, son monde. « Jamais les mots ne m’ont semblé aussi superflus qu’en ces temps de cendre, dépourvus du sens que j’avais l’habitude de leur donner, privés de poids, de timbre, de signification, de couleur, à mesure que je travaillais sur le moignon pelé d’un membre ou que j’introduisais, à nouveau, dans un ventre les intestins qui en débordaient ». L’ancien alphabet est mort dans les plaines angolaises, laissant surgir une voix nouvelle, lyrique, poignante.

Le Cul de Judas, Antonio Lobo Antunes, traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa, Editions Métailié, 1997.

Photographie tirée de Lettres de la guerre, film portugais de Ivo M. Ferreira sorti en 2017, inspiré des 280 lettres écrites par Lobo Antunes à sa femme, alors qu’il était en Angola.