La Condition pavillonnaire, S.Divry

La condition pavillonnaire. Sur le présentoir de la rentrée littéraire, le titre du dernier roman de Sophie Divry fait mouche : il est de ceux qui stimulent ta réflexion, ton imaginaire et t’entraînent à feuilleter les premières pages. Leur lecture finit d’attiser ta curiosité. L’hyperréalisme des descriptions, la façon dont la narratrice s’adresse à un « tu » – dont tu comprends vite qu’il recouvre à la fois le personnage et chacun des lecteurs -, te décident à emporter ce livre plutôt qu’un autre. Tu fais bien. Tu découvres un texte fort, qui sait t’émouvoir et t’interroger. Pourtant, une sorte de gêne s’installe au fil de ta lecture…

La condition pavillonnaire aurait aussi pu s’appeler « portrait d’une insatisfaite ». M.A., dont la narratrice retrace le parcours de l’enfance à la mort, s’inscrit dans la longue lignée des « héroïnes » déçues. M.A./Emma. Le parallèle entre ces deux destins de femmes est encore souligné par la citation en exergue de la deuxième partie : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement » (G.Flaubert, Emma Bovary). Car c’est bien cela l’histoire de sa vie, depuis les impatiences adolescentes dans un village isérois, pleines du désir de voir l’existence se transformer en quelque chose de grand, au quotidien minuté d’une femme active mère de trois enfants, éclairé seulement par la perspective épisodique d’un dîner entre amis. Les seuls moments d’exaltation se résument finalement aux années d’études durant lesquelles M.A. découvre la grande ville, l’amitié, le couple, puis à quelques mois d’aventure avec un amant qui, à défaut d’offrir de l’amour, redonne le goût de jouir. Dans ces rares moments, oui, la vie se hisse à la hauteur de ce qu’elle en attend.

M.A. a-t-elle trop rêvé ? Pas si sûr. Au lycée, la description de « la vie idéale » dans une lettre à une amie parait certes un peu éloignée de la réalité : « tu vivrais la nuit et dormirais le jour, ferais le tour du monde et épouserais un bel homme brun que tu rejoindrais après un grand voyage ; alors ; un petit chien roux jappant à vos côtés vous irez courir nus sur la plage, vous roulant dans le sable, rentrant au crépuscule dans une immense maison qui dominerait l’océan ». Mais à l’université, les projections sont déjà plus raisonnables : « ton but dans la vie était d’être heureuse : […] être libre, voyager, être amoureux, avoir des enfants, s’épanouir dans son travail ». N’avons-nous pas tous posé ces mots-là sur l’horizon d’une vie ? Ces désirs, M.A. les a en partie réalisés ; mais le bonheur n’a que rarement résulté de la somme de ces réussites. Dans le pavillon qu’elle acquiert avec François, symbole et temple de la vie réalisée, M.A. connaît bien au contraire les affres de l’angoisse et de la frustration.

En faisant le choix d’une écriture très réaliste, Sophie Divry éclaire en partie le conflit de son personnage. Car M.A. se trouve constamment empêtrée dans le réel, rivée à une multitude d’objets qui, tout en étant le cortège d’une relative réussite, quadrillent et plombent l’existence. Dans les filets de l’espace pavillonnaire, toute la vie se déroule au rythme des cycles du lave-linge, des déclenchements du compresseur ou des capsules de la machine à café. Le roman poursuit sur ce point la réflexion entamée par Perec dans Les choses. Mais ici la description franche et obstinée d’un quotidien est aussi une loupe portée sur la condition des femmes : la charge bien mal partagée des enfants et des soins de la maison est sans conteste l’autre prison qui rétrécit la vie. Où trouver alors le temps et la place de se sentir vivante ? Et comment se retrouver autrement qu’au travers de recettes collectives et commerciales prônant de façon éminemment contradictoire la réalisation de soi – yoga, yinyang tea, littérature de développement personnel ?

La jeune romancière lyonnaise possède un vrai talent pour faire partager au lecteur le point de vue de plus en plus désenchanté du personnage et rendre presque palpable ce voile obscur qui s’étend sur sa vie. Le choix d’un récit à la deuxième personne est pour beaucoup dans la réussite de son projet, le « tu » obligeant finalement le lecteur à retrouver en lui ce qu’éprouve le personnage, et à doubler ainsi le portrait d’un autoportrait : « Tu pouvais bien lutter ; tu pouvais acheter des crèmes anti-âge, aller plus souvent chez le coiffeur, nager, partir en voyage, cet engourdissement triste te reprenait toujours, désagréable et tenace comme une odeur de frigo dont on n’arrive pas à se débarrasser. Après le travail, tu te voyais en train de faire les courses, toute seule à l’hypermarché, passant devant certains rayons sans t’arrêter, reposant le panier avant la caisse, faisant toujours les mêmes gestes, à l’arrivée chemin des Pins, fermer la voiture, chercher tes clefs, ouvrir la porte de la villa. » Pourtant, on est plus gêné quand on sent le cynisme de la romancière à l’égard de son personnage. M.A., dans son existence rangée et banale, semble parfois fondamentalement condamnée par sa créatrice ; toutes ses tentatives pour donner du sens – poésie, psychothérapie, humanitaire – sont moquées, et les moments même où elle adhère à sa vie sont tournés en ridicule : « Tu étais à nouveau dans la vie. De même quelques années plus tard, en réveillant ton petit-fils de la sieste, de même très impliquée : – Alors, on a fait un bon dodo, mon Milo ? » Il ne s’agit plus alors du regard de M.A. sur elle-même mais de celui, bien cruel, de Sophie Divry sur un personnage qu’elle ne peut s’empêcher de mépriser : comment cette femme-là pourrait-elle donner un sens à sa vie ?

Voilà qui tempère ton enthousiasme pour ce roman singulier.

 

Sophie Divry, La Condition pavillonnaire, Les Editions Noir sur blanc, 2014, 272 pages