Le cœur de l’Angleterre, Jonathan Coe

Prix du livre européen 2019, Le Cœur de l’Angleterre, le dernier roman de Jonathan Coe, dresse un portrait cinglant de l’Angleterre des dernières décennies. L’auteur interroge avec un humour caustique et décalé les évènements qui ont pu conduire au Brexit. Un roman réjouissant autant qu’effarant.

Dans son dernier opus, Jonathan Coe renoue avec les personnages de Bienvenue au Club, et de sa suite Le Cercle fermé, les membres de la famille Potter, choix non prémédité qui s’est finalement imposé à lui. Nulle nécessité cependant d’avoir lu les deux précédents pour savourer le dernier en date.

Le roman s’ouvre en 2010 alors que Benjamin et Loïs Potter enterrent leur mère. Benjamin a à présent la cinquantaine et vit isolé dans un moulin retapé. Sa sœur reste hantée par les évènements traumatisants de son passé. Autour d’eux, membres de la famille ou amis créent un microcosme reflétant ce qui se joue à plus grande échelle dans le pays et qui va conduire au Brexit. La narration, à sauts et à gambades, suit différents personnages, allant de l’un à l’autre, les laissant en suspens, avant de les retrouver des jours, des semaines ou des mois plus tard. Ces nombreuses ellipses insufflent un rythme au récit, tendu vers l’avant, celui de l’engrenage dans lequel est prise l’Angleterre et qui la conduit à l’inimaginable. Les titres des trois parties qui composent le roman –La joyeuse Angleterre, L’Angleterre profonde, La vieille Angleterre- révèlent ce retour en arrière aussi imprévisible qu’inquiétant.

L’histoire politique de l’Angleterre du début du millénaire, retracée par l’auteur non sans une ironie acerbe, n’est pas inconnue du lecteur. Néanmoins c’est avec une profonde incrédulité qu’il se voit replonger dans la campagne nauséabonde du Brexit. Sous couvert de la promesse de redevenir une nation puissante, certains politiques, appuyés par les médias, entretiennent un climat malsain où l’ostracisme et le nationalisme sont rois : « Johnson établissait un parallèle entre l’UE et l’Allemagne nazie. L’une comme l’autre entretenaient le désir de créer un super-Etat européen sous la domination allemande par des moyens militaires dans un cas, économique dans l’autre. Benjamin, dont l’intérêt pour la politique avait augmenté dans des proportions exponentielles depuis quelques semaines, en fut effaré. Le débat politique était-il tombé si bas dans ce pays ? »

Si l’auteur se fait mordant dans sa peinture du Brexit, des mœurs journalistiques ou encore du monde de l’édition et des prix littéraires, le récit est surtout empreint de la tendresse profonde qu’il ressent pour son pays et pour sa ville natale Birmingham. De la croisière en passant par le golf ou la jardinerie, l’auteur épingle avec un humour malicieux les mœurs de ses pairs : « Non loin de la M54, entre Shrewsbury et Birmingham, un panneau signalait à l’instar d’un atout patrimonial de première importance l’une des attractions majeures du district et, à vrai dire, l’une de ses grandes gloires, la jardinerie Woodlands ». Tendresse aussi envers des personnages que l’auteur prend manifestement plaisir à retrouver. Chacun est à sa façon profondément attaché à l’Angleterre et à ses valeurs, ce qui les conduit à voter pour les uns Remain et pour les autres Leave. Tous se retrouvent néanmoins unis dans le même élan patriotique lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Londres en 2012 : « Ce spectacle réveillait en lui une émotion qu’il ne connaissait plus depuis des années […]. Oui, pourquoi ne pas l’avouer tout bonnement, en cet instant, il était fier, fier d’être britannique, fier de faire partie d’une nation qui non contente d’avoir réalisé de grandes choses, pouvait aujourd’hui les célébrer avec une telle assurance, une telle ironie, une telle simplicité. » L’Angleterre est encore joyeuse -c’est la fin de la première partie- et tous les espoirs semblent encore permis.

Chronique tantôt tendre et malicieuse, tantôt mordante et désillusionnée, Le Cœur de l’Angleterre questionne et inquiète. Un roman jubilatoire et profondément européen.

Le Cœur de l’Angleterre, Jonathan Coe, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 545 pages.